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conduisit chez un autre missionnaire résident qui voulut bien nous donner l’hospitalité. Je l’entretins de tout le bien que je désirais faire aux pauvres nègres ; il sourit un peu de mon enthousiasme et me révéla dans la voie où j’allais entrer plus d’un obstacle, plus d’un danger que je n’avais point prévus. Après tout, je lui répondis que Dieu avait fait les épaules pour le fardeau[1], et je m’engageai bravement dans le désert. Dès que je fus à même de parler un peu la langue du pays, j’ouvris une école : c’était une petite maison en bois où j’étendis sur le sol des nattes en guise de bancs. Ma première leçon consista en une distribution de verroteries et d’autres objets dont j’appris aux enfans le nom et l’usage. Il était amusant de les voir danser et se parer de mes présens avec toute sorte de cris et de gestes sauvages. Mon école prospéra, j’eus bientôt de vingt à trente élèves plus noirs que le jais. Le temps se passait heureusement, car j’avais la conscience d’être utile, quand je fis la connaissance d’une famille du pays qui s’était convertie à notre religion. La femme, une belle négresse, tomba malade, et mourut entre mes bras en me recommandant de prendre soin de son enfant. Cet enfant est la jeune fille que vous avez devant les yeux. Cependant le père ne voulut point consentir à ce que je l’emmenasse de la hutte : il prit une autre femme pour la soigner ; mais un soir il revint lui-même de la forêt avec une blessure à la jambe et fut emporté quelques jours après par une mauvaise fièvre. Je me souvins de la promesse que j’avais faite à la mère, et, voyant l’enfant maltraitée, je résolus de la soustraire à sa nourrice, qui était idolâtre. Il me fallut alors partir, me cacher pendant le jour et voyager à pied durant la nuit dans le désert, car cet enlèvement avait excité la colère des noirs. J’atteignis de la sorte le village le plus voisin où je tombai malade de fatigue. Sur ces entrefaites, une guerre éclata entre les tribus, qui brûlèrent les maisons, et nous dûmes tous chercher notre salut dans la fuite. J’ai été obligée de coucher la nuit derrière les buissons, exposée aux attaques des bêtes féroces. J’avais appelé l’enfant Zélika et elle m’appelait sa mère. L’idée que je l’élèverais chrétiennement et que je remplirais ainsi un devoir soutenait mon courage au-dessus de toutes les épreuves. Je gagnai enfin une station ou établissement de missionnaires qui par l’entremise de la société me procurèrent les moyens de retourner en Angleterre. Le temps avait détruit beaucoup de mes espérances ; je n’avais enlevé à l’idolâtrie qu’un bien mince trophée, et pourtant je suis encore toute prête à reprendre le chemin des terres brûlées par le soleil, si Dieu m’en fournit l’occasion. »

  1. Locution familière aux Anglais.