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avec leur vol sourd sur les branches des grands arbres comme de gros flocons de neige… » Ceci est bon pour de spirituels citadins qui n’ont jamais couché hors de Paris ; mais le plus simple campagnard signalerait dans ce passage autant d’hérésies que de mots. Où les auteurs ont-ils vu qu’il y a des rossignols en décembre, que toutes ces espèces rossignolantes chantent ou même se montrent en hiver ? Où ont-ils vu que les oiseaux de proie, qui sont noirs, lourds, et qui s’abattent avec un grand frémissement de serres et d’ailes, peuvent ressembler à de grands flocons de neige, qui sont blancs, légers, et qui ne font pas de bruit ?

Voici pour la surcharge : « Sept heures du soir. Le ciel est d’un bleu pâle, etc. » Je ne cite pas les dix premières lignes, je les accepte et les regarde comme je regarderais un tableau de Jules Dupré ou de Daubigny ; mais, pour le tableau, l’impression est simultanée et homogène ; pour la page écrite, elle est, pour ainsi dire, successive. J’arrive aux lignes suivantes : « Dans l’eau, ridée par une botte de paille, qu’un homme trempe au lavoir pour lier l’avoine, les joncs, les arbres, le ciel se reflètent avec des solidités denses, et sous la dernière arche du vieux pont, près de moi, de l’arc de son ombre se détache la moitié d’une vache rousse, lente à boire, et qui, quand elle a bu, relevant son mufle blanc bavant des fils d’eau, regarde. » Daubigny me faisait rêver : le paysage écrit m’impatiente. Les solidités denses, l’arc de son ombre, la moitié d’une vache rousse, le mufle bavant des fils d’eau, autant de surcharges ! Ce ne sont plus même des effets, ce sont des excroissances ; le procédé s’accuse et se condamne en s’exagérant. On ne peut qu’y voir la gageure, perdue d’avance, d’un art obligé de se faire excessif et de se mettre hors de soi pour rivaliser avec un autre art.

Mais laissons là ces détails techniques ; assez de sensations et de couleurs : discutons plutôt les idées, si toutefois il est possible d’en dégager une seule de ce volumineux recueil. Le paradoxe, nous l’avons dit, est à deux fins : il pique au jeu la curiosité blasée, et il masque certaines facultés négatives. On a vu comment les auteurs d’Idées et sensations parlaient jadis de Corneille, de Racine et de Molière, comment ils parlent aujourd’hui de l’antiquité ; C’est, paraît-il, que le XVIIIe siècle les absorbe : ils ne veulent rien voir en-deçà de ce qui les fait contemporains du maréchal de Richelieu et de Mme Du Deffand ; mais aussi sur ce terrain quel goût, quelle passion, quelle sûreté de tact, quelle parfaite compétence ! — En est-on bien sûr ? Aimer ardemment les lettres, leur consacrer sa vie, et commencer par rayer d’un trait de plume l’antiquité et le XVIIe siècle, ce serait déjà, d’un curieux qui toucherait au monstrueux. Admettons pourtant cette étrangeté de plus ; est-il bien prouvé que ces hardis contempteurs des siècles de Périclès, d’Auguste et de Louis XIV soient bien maîtres de leur XVIIIe siècle, qu’ils le connaissent et le possèdent tel du moins qu’on doit le posséder ou le connaître ? Oui, peut-être, s’il est question d’apprécier un Clodion, de distinguer un Boucher d’un Fragonard. Non, si l’on vise plus