Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 63.djvu/787

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

par les chefs électifs qualifiés de l’ancienne dénomination coloniale de gouverneurs, les législatures, les cours et tribunaux et les milices de chacun d’eux. Ces deux souverainetés ont pu de temps en temps se contrarier par occasion, mais de 1789 à 1861 elles n’ont pas eu plus de froissemens qu’on n’en rencontre dans la vie privée, entre de proches parens qui s’aiment, s’estiment et sont cités pour l’harmonie et le modèle qu’ils offrent de l’esprit de famille. Pour qu’il survînt un conflit entre elles, il a fallu non seulement qu’entre le nord et le sud il y eût une différence aussi profonde que celle qui naissait de l’esclavage, admis dans le sud et répudié dans le nord, mais encore que le sud égaré affichât la volonté de perpétuer et d’étendre sur de nouveaux espaces, d’importer même dans le nord, sous une certaine forme, cette institution antipathique à l’esprit libéral et égalitaire dont l’Amérique du Nord est la plus parfaite personnification dans le monde. Après une lutte à jamais mémorable, le sud a été vaincu et a dû se soumettre. L’esclavage est aboli. Cette œuvre accomplie, la souveraineté collective de l’Union, qu’on avait contrainte à déborder, va vraisemblablement rentrer dans son lit, reprendre son cours accoutumé et ses limites ordinaires, laissant à la souveraineté des états le champ qui lui a appartenu. Ce n’est pas moi qui signale ce modèle à l’Europe, sauf les variations et les restrictions qu’exige le génie de celle-ci. L’idée de reproduire, sous réserves, parmi les nations européennes une organisation semblable à celle de l’Union américaine a été recommandée, il y a vingt ans, par un philosophe illustre qui à la savante analyse dont sont douées les têtes philosophiques unit l’esprit d’invention et de divination qui est le propre des poètes ; M. Victor Cousin. Voici ses paroles :


« Un peuple est un grand individu ; L’Europe est un seul et même peuple, dont les différentes nations européennes sont des provinces, et l’humanité tout entière n’est qu’une seule et même nation qui doit être régie par la loi d’une nation bien ordonnée, à savoir la loi de justice, qui est la loi de liberté. La politique est distincte de la morale, mais elle n’y peut être opposée. Et qu’est-ce que toutes les maximes inhumaines et tyranniques d’une politique surannée devant les grandes lois de la morale éternelle ? Au risque d’être pris pour ce que je suis, c’est-à-dire pour un philosophe, je déclare que je nourris l’espérance de voir peu à peu se former un gouvernement de l’Europe entière à l’image du gouvernement que la révolution française a donné à la France. La sainte-alliance qui s’est élevée, il y a quelques années, entre les rois de l’Europe est une semence heureuse que l’avenir développera non-seulement au profit de la paix, déjà si excellente en elle-même, mais au profit de la justice et de la liberté européenne[1]. »

  1. Travail sur Adam Smith, lu à l’Académie des Sciences morales et politiques en novembre 1846. Voir les Mémoires de l’Académie et les comptes-rendus de M. Vergé.