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l’indépendance des états et l’établissement d’un congrès européen qui serait permanent et exercerait des attributions importantes à l’égard de la communauté ; poursuivre un objet pareil, c’est courir après des chimères. Il n’en est point ainsi. La vie des peuples offre dans son cours accoutumé une série de ces prétendues chimères passées dans la réalité. Sans sortir de l’état normal, l’existence des nations, on pourrait aussi bien dire celle des individus, s’écoule sous des influences qui semblent opposées deux à deux et présente ainsi en permanence des aspects qui semblent contradictoires. Il y a en politique l’autorité et la liberté, les droits de la société ou de l’état et les droits de l’individu, la prérogative du souverain et celle des corps politiques. Il y a dans la vie privée le droit et le devoir, le libre arbitre et la soumission aux règles de la morale. Entre ces deux séries de principes, de faits et de convenances, il est impossible de tracer mathématiquement une ligne de démarcation, soit dans la sphère politique, soit dans la vie privée. L’homme sage se comporte cependant de telle façon qu’aucune des deux forces n’attaque l’autre, aucun des deux domaines n’empiète sur l’autre. Les fous s’arrangent au contraire de telle sorte que le conflit éclate aussitôt et que l’empiétement se produise. Avec des hommes tels que Washington et Franklin, l’un du sud, l’autre du nord, jamais la guerre civile n’eût éclaté aux États-Unis, parce que c’étaient des sages qui se pliaient aux exigences de la position et comprenaient l’enseignement qui ressort du progrès des temps. Avec les hommes médiocres, ou tourmentés d’une ambition fébrile, qui présidèrent aux destinées de l’Union américaine dans la période antérieure à 1861, la guerre civile a éclaté et a dû éclater. En Angleterre, depuis 1688, la prérogative royale et celle du parlement se côtoient sans se blesser, quoiqu’elles semblent et soient rivales. Voilà bientôt deux siècles que cela dure. En France, cinq ans du règne de Charles X suffirent pour que ces deux mêmes prérogatives fussent en hostilité déclarée et que l’une des deux immolât l’autre.

Supposez qu’après les cent-jours l’empereur Alexandre eût conservé le sentiment libéral qui l’animait quand il était à Paris au mois d’avril 1814, et que ce prince excellent, au lieu d’être, ainsi qu’il l’était, mobile et aisé à entraîner, eût été doué d’une fermeté inébranlable : la sainte-alliance aurait tourné différemment. Les passions réactionnaires auxquelles on s’abandonna eussent été contenues. Au lieu d’être une conjuration de rois pour refuser aux peuples les libertés que ceux-ci revendiquaient justement, elle fût devenue la sainte-alliance des nations autant que des souverains. Les souvenirs de cette institution, qui excite encore de nos jours l’animadversion publique, seraient l’objet des bénédictions