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et remplie de périls dans laquelle l’Europe en ce moment est étonnée et émue de se trouver.

La constitution de l’Europe manque visiblement des conditions qui assurent la stabilité des rapports politiques. Il ne subsiste plus un traité dont les clauses, généralement acceptées, garantissent un équilibre durable. Les traités de 1815 ont subi tant d’atteintes qu’il est impossible de demander pour eux le respect. Ils ont d’ailleurs un vice originel : ils furent faits par des négociateurs qui méconnaissaient les droits de l’espèce humaine. L’histoire du congrès de Vienne est un monument de l’orgueil des rois vis-à-vis des peuples. On s’y partagea les populations comme après une razzia en Afrique on se partage les troupeaux capturés. En outre un grand nombre des dispositions qu’ils portent furent dictées par une haine aveugle contre la France. Celle-ci a dû les subir tant qu’elle restait affaiblie ; depuis qu’elle a recouvré son antique vigueur, elle proteste contre tant d’affronts et de méfiance, et entend s’y soustraire comme à une oppression injustifiable. Seulement, ces traités n’ayant pas été remplacés par un autre pacte, il s’ensuit que l’édifice européen n’a pas de fondations. Il repose sur le sable. Sentant de plus en plus l’instabilité de l’ordre européen, les gouvernemens se tiennent en armes afin d’être en mesure de parer à des éventualités constamment imminentes. De là ce système qualifié de paix armée qui prévaut en Europe et impose de grandes dépenses aux états. C’est ainsi que la France, par exemple, est restée avec 400,000 hommes sous les drapeaux, tandis que 200,000 hommes suffiraient dans une situation qui serait régulière. La paix armée est une charge pour les peuples, et quand elle se prolonge indéfiniment, elle peut jusqu’à un certain point atteindre les sources mêmes de la prospérité des états. Est-ce cependant une raison pour se lancer de gaîté de cœur dans les hasards de la guerre alors qu’on n’y est provoqué par aucun dommage, par aucune offense ?

De bonne foi, la paix armée, dont je ne conteste pas les inconvéniens, avait-elle pour l’Europe des conséquences telles que ce fût pour les peuples un mal intolérable auquel il fallût couper court à tout hasard ? C’est ce qu’il est bon d’examiner en se dégageant des exagérations qui gâtent et discréditent les meilleures causes.

On représente que la paix armée est comme un boulet que traînent les différentes nations de l’Europe, soit : cependant ce boulet n’était pas à ce point incommode qu’il leur interdît de faire des progrès. La paix armée pèse sur les budgets ; mais si en général les budgets sont embarrassés et surchargés, c’est peut-être moins pour la grande part qui y est faite aux institutions militaires que parce que chaque peuple, dans sa généreuse impatience du progrès,