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esprits une vague inquiétude, mais ce sentiment était rétrospectif : il s’appliquait au scandale que venait de causer la guerre de Danemark. On avait vu deux grandes puissances se coaliser contre un petit royaume, sous un prétexte emprunté à la fable du Loup et de l’agneau, pour lui ravir des provinces solennellement garanties par des traités qu’elles-mêmes avaient signés. On n’avait pas craint ensuite d’entonner, du moins à Berlin, des chants de triomphe, comme si l’on eût ajouté aux fastes de l’armée prussienne quelque haut fait digne de figurer auprès des plus glorieuses batailles du grand Frédéric. Lorsqu’on se fut partagé la Pologne, les puissances spoliatrices avaient au moins respecté la pudeur publique ; elles s’étaient abstenues de célébrer leur exploit de grand chemin. La campagne du Danemark était pourtant un fait accompli. Cette petite nation, si recommandante par sa probité, son calme et son courage, avait bu le calice jusqu’à la lie. Elle avait succombé et s’était résignée. Les duchés de l’Elbe étaient reconnus la légitime propriété des envahisseurs. Le ciel semblait redevenir serein. A la vérité, les deux cabinets parés des faciles lauriers de Düppel et du Danevirke étaient mal d’accord. Ils se querellaient, et se raccommodaient tour à tour. Les deux souverains se donnaient des rendez-vous où ils s’embrassaient avec une tendresse dont l’histoire vérifiera la sincérité, et le lendemain leurs ministres échangeaient des notes désobligeantes. L’Europe détournait les yeux de ce tableau, qui l’humiliait, parce que sa conscience lui disait que, par son inaction en face du méfait, elle s’en était rendue solidaire ; mais elle supposait que la division du butin finirait à l’amiable et bientôt. On s’était entendu au sujet du Lauenbourg, il en serait de même pour le reste. Tout à coup un cri étrangement accentué est parti de Berlin ; une des deux puissances copartageantes, celle qui notoirement avait entraîné l’autre, prétendit qu’elle était menacée par sa complice, qui était bien éloignée de semblables desseins. Tout absorbée par l’apaisement de ses difficultés intestines et particulièrement de l’interminable différend de la Hongrie, l’Autriche n’aspirait qu’à vivre en paix avec ses voisins, et c’était pour sauver la paix en Allemagne qu’elle s’était prêtée à l’entreprise contre le Danemark. Elle était pourtant lasse de toutes les complaisances qu’il lui avait fallu avoir, mécontente de ce que dans le règlement de l’avenir des duchés de l’Elbe ravis aux Danois on lui en demandât sans cesse de nouvelles et blessée de ce qu’on prétendît lui arracher indéfiniment des concessions indignes de son rang et de sa renommée ; mais il faudrait de grandes ressources d’imagination ou une hardiesse illimitée pour convertir en un plan d’agression cette lassitude et ce malaise que l’Autriche ne dissimulait pas. A