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savoir si les nations s’appartiennent à elles-mêmes ou appartiennent à un homme et à une famille, quelle part la loi doit faire à l’égalité naturelle des hommes et quel droit elle a de pénétrer dans l’intérieur des consciences, c’est une chimère d’imaginer qu’on peut endormir pour longtemps de pareils débats, ou les bannir du souvenir des peuples par des distractions égoïstes. Alors même que ces hautes spéculations n’auraient pas (comme elles l’ont en effet) une action très directe sur la destinée des hommes, elles exerceraient encore sur eux par leur grandeur seule un attrait irrésistible qui tôt ou tard dominera celui des jouissances matérielles, du moins tant qu’il y aura une âme contenue dans l’enveloppe humaine. Sans doute le bonhomme de la comédie a souvent raison, et les nations comme les individus ont parfois besoin qu’on leur rappelle

Qu’on vit de bonne soupe et non de beau langage ;


mais il s’y connaissait encore mieux que Molière celui qui a dit : « L’homme ne vit pas seulement de pain. » Oui, la sagesse divine a bien parlé, le pain de la terre ne suffit pas à nourrir l’homme : il lui faut le pain super-substantiel des idées élevées et des vérités désintéressées.

Or c’était cet aliment délicat et fortifiant que M. de Villèle, malgré toute son habileté et peut-être à cause de son habileté même, était incapable de fournir jamais à la France. Il avait toute sorte de raisons personnelles pour fuir les hautes questions de principes, et la première, c’est que Dieu ne l’avait gratifié d’aucun des dons nécessaires pour les traiter ou les trancher. Il était doué d’une aptitude merveilleuse pour toutes les connaissances pratiques et d’une souplesse d’esprit qui lui avait permis d’apprendre en six mois l’administration et les finances ; mais ces facultés mêmes étaient dépourvues chez lui de largeur à la fois et de portée. Son regard ne s’élevait pas au-dessus et ne s’étendait pas au-delà du terrain bas et borné de la politique courante et quotidienne. Tout ce qui ne pouvait être ni traduit en chiffres ni classé dans un dossier échappait à sa perception, et il n’était pas de ceux chez qui le sentiment supplée aux lacunes de l’intelligence et qui franchissent par un élan d’enthousiasme les bornes devant lesquelles leur raisonnement s’arrête. De tous les mots de la langue, celui d’enthousiasme était peut-être le plus vide de sens pour M. de Villèle. Sous ce rapport, il ne s’en faisait pas accroire. Sa figure donnait le secret de sa nature, et l’intérieur était fidèlement reproduit par l’extérieur. Cette voix nasale et perçante, dont le moindre mot était entendu, mais dont l’accent ne partait jamais du cœur, ce regard fin qu’aucun feu secret ne faisait briller, c’était bien le personnage tout entier, net et sec, incapable de ressentir ou de communiquer aucune émotion.