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ses conquérans, et comme au dooms’day-book de la démocratie victorieuse. Si jamais la révolution fut consacrée et consommée, c’est ce jour-là.

Ce fut aussi le plus beau jour de la politique d’accommodement de M. de Villèle, car l’avantage fut double et également partagé. Si beaucoup d’émigrés furent arrachés à la misère, le nombre ne fut pas moins grand des révolutionnaires enrichis qui furent tranquillisés dans une jouissance jusque-là troublée par une vague crainte de représailles. A partir de ce moment, il n’y eut plus dans chaque bourgade de France des spoliateurs et un spolié, ne pouvant se regarder, ceux-là sans embarras, celui-ci sans colère ; il n’y eut plus deux ordres de propriétés, l’une étalant avec orgueil ses titres patrimoniaux, l’autre entachée de suspicion et honteuse de son origine ; il n’y eut plus qu’une seule classe de citoyens et de biens bénéficiant tous de la même loi. La lutte qui persista dans le domaine des théories ou de la politique cessa dans les relations sociales, et une sorte de détente générale des mœurs s’ensuivit. Il y eut encore d’éclatans combats de presse et de tribune ; mais la guerre sombre et intestine de voisin à voisin et de famille à famille, la guerre faite à l’héritage des enfans et à l’honneur du père, celle-là, la vraie guerre civile, fut apaisée. Toutes les blessures ne furent point fermées, mais le dard qui y était resté et dont chaque frottement faisait sentir la pointe, l’écharde en la chair fut retirée.

C’est bien alors que M. de Villèle put répéter une phrase qu’il disait souvent avec orgueil : « Je suis né pour la fin des révolutions. » Cet apaisement graduel put être constaté par Un thermomètre que M. de Villèle, financier de goût comme de profession, consultait volontiers : le rapide progrès de la richesse publique. En réalité, jamais argent ne fut mieux dépensé que celui qui fit les frais de cet acte pacificateur, car il sembla se multiplier par lui-même et revint grossi et accru à la source même d’où il était sorti. Les émigrés reçurent un milliard, mais les détenteurs de biens nationaux en acquirent presque autant du même coup par la plus-value de leurs biens, jusque-là grevés d’une hypothèque morale qui les dépréciait. L’état eut cinquante millions de rente à payer ; il en retrouva bien davantage par l’accroissement des recettes dû à l’activité nouvelle qui fut imprimée aux transactions. Ce n’était pas un médiocre mérite chez M. de Villèle que d’avoir prévu cette réaction dans un temps où les saines notions de crédit public étaient si peu répandues, et plus d’un homme d’état d’Angleterre n’a dû sa renommée qu’à cette fine intelligence des liens secrets qui unissent les conditions morales et les conditions économiques d’une nation.