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de gouverner quelque distraction aux amertumes que cette grandeur passagère leur valait, tandis que le désintéressement absolu de M. de Serre, en le rendant plus sensible à la douleur d’être méconnu, le privait des compensations que l’exercice du pouvoir apporte ordinairement à ses peines.

Hélas ! il vint un jour où cette lutte à mille faces le fatigua et où il voulut enfin n’avoir d’adversaire que d’un seul côté. Il vint un jour où, dégoûté par des imprudences aussi folles que répréhensibles du parti libéral, puis épouvanté par un horrible attentat, il crut sincèrement que la monarchie avait assez fait pour la liberté, et qu’il était temps pour elle de ne plus penser qu’à son propre salut. C’est alors que, par une condescendance qui lui fut amèrement reprochée, il consentit à accepter, sinon à rechercher l’alliance des mêmes royalistes outrés qu’il venait de combattre et à rester dans un cabinet où deux chefs de cette fraction parlementaire furent admis. Le public, toujours disposé à la malveillance pour le génie et pour la gloire, cria bientôt à la trahison. Rien de plus injuste assurément, car de pareils reviremens ont été fréquens dans la vie de tous les hommes publics, et sont souvent légitimes autant que nécessaires. Changer de front et même d’alliés, c’est souvent, en temps de révolution, l’unique manière de défendre l’unité de ses opinions contre des excès opposés ; mais le malheur (fut-ce une faute ou un malheur ?), c’est que ce mouvement de conversion, M. de Serre l’opéra sur le terrain, en pleine bataille, et surtout il l’opéra seul. Aucun de ses plus fidèles compagnons, aucun des affiliés de sa petite école, ni les vieux docteurs, ni les jeunes recrues, ne l’accompagnèrent dans ce passage, qui prit ainsi le caractère non d’une manœuvre de parti, mais d’un acte de découragement tout personnel. La conséquence plus triste encore de cet abandon, c’est qu’il se trouva dès le lendemain en conflit avec ses anciens amis et à la discrétion de ses anciens adversaires, obligé de combattre et même de sévir contre les uns, tandis que les autres, qui l’accueillaient sans lui pardonner, se servaient de son talent en raillant sa pénitence et en se jouant de ses angoisses.

Ce fut le moment le plus douloureux de la vie de M. de Serre. La douleur fut égale et inexprimable pour les amis dont il s’éloignait. Le lien qui les unissait n’était point pareil à ceux que la politique brise d’ordinaire aussi aisément qu’elle les forme. L’intérêt personnel y était trop étranger, l’estime réciproque y avait trop de part, trop d’âme, si on ose ainsi parler, s’était mêlé au commerce de leurs intelligences pour que le déchirement n’atteignît pas le fond intime de leur être. J’ai pu connaître personnellement plusieurs des plus intéressés dans cette rupture ; je les ai entendus s’entretenir des incidens pathétiques qui l’avaient précédée