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drapeau pris, le même ennemi vaincu, le même Français triomphant ; voilà enfin le même Salon, celui que nous avons vu l’an dernier et que probablement nous reverrons l’année prochaine. En présence d’un état de choses aussi douloureux et qui n’est point contestable, la situation de la critique est extrêmement pénible. Devant les mêmes faiblesses, on est réduit aux mêmes observations, et puisque les artistes se répètent sans cesse, la critique est forcée de se répéter elle-même. A moins de s’égarer dans de faciles et insipides énumérations, on est contraint de parler encore des hommes qu’on a déjà signalés plusieurs fois, car seuls ceux-là ont fait un effort qui mérite d’être loué. Un bon tableau est une bonne fortune qui nous est trop rarement offerte, et c’est de là que vient notre chagrin ; quant à notre découragement, la cause en est bien simple. Notre société actuelle, qui n’est peut-être pas le modèle des sociétés, a imprégné les artistes de ses émanations malsaines : au lieu d’être ses maîtres, ils se sont fait ses humbles serviteurs ; au lieu de la ramener au goût de l’art pur et au culte du beau, ils la suivent et parfois même la précèdent dans ses aberrations, dans ses folies, dans son amour effréné des jouissances faciles, dans ses besoins vaniteux de grandeur artificielle. A tout prix, les artistes veulent plaire à ce monde étrange et factice qui rappelle les danses macabres du moyen âge. Au lieu d’écouter les conseils désintéressés de la muse austère, ils ne suivent que « les prescriptions de la mode ; » ils se tiennent au courant, ainsi que l’on dit chez les gens d’affaires ; ils savent les sujets que l’on préfère, la façon qui est appréciée par les prétendus amateurs ; ils travaillent dans le genre qui est le plus demandé, et ils croient avoir rempli toute leur mission quand ils ont bien vendu leurs tableaux. Ceux qui luttent contre le courant sont rares, et nous ne saurions trop les encourager à rester fermes et droits dans leur résolution de bien faire à tout prix et selon leur conscience. Tôt ou tard ils auront leur récompense, j’entends la vraie, la seule, celle qui se paie en gloire. Les autres auront plu à la foule, ils n’auront travaillé que pour elle : qu’en restera-t-il lorsqu’ils ne seront plus ? « Tout homme, a dit M. Renan, qui ne sait pas se contenter de l’approbation d’un petit nombre est condamné à ne rien faire que de superficiel. »

Aussi chaque année voit s’accroître l’indifférence qu’inspirent ces expositions qui devraient être la fête des yeux et de l’esprit ; il n’en était point ainsi jadis. Quel homme de quarante ans ne se souvient encore avec émotion de l’ouverture du Salon dans les galeries du Louvre ? Bien avant l’heure fixée pour l’entrée, la vaste cour était pleine de monde ; on se précipitait à travers le grand escalier comme à l’assaut d’une forteresse ; quel enthousiasme ! quelles défaites ! quelles victoires ! On se heurtait pour voir les Decamps, on