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d’ailleurs ces deux tendances, ces deux notes que lui prête à chaque instant la correspondance supposée : la mélancolie romanesque et l’esprit littéraire ? On peut affirmer le contraire. Elle n’a pas écrit, en arrivant comme dauphine en France : « Que dirait notre bonne mère, si elle me savait plutôt disposée à rebrousser chemin qu’à courir à l’exil ? Oui, l’exil : destinée cruelle que celle des filles du trône ! .. » Pour ce qui est de l’expression spirituelle, il ne faudrait pas dire qu’il n’y en ait aucune trace dans la correspondance authentique. On trouve dans la seconde édition du livre de M. d’Arneth une lettre à Rosenberg où, parlant des ouvrages mécaniques auxquels se livre le roi, Marie-Antoinette ajoute : « Mes goûts ne sont pas les mêmes que les siens. Vous conviendrez que j’aurais assez mauvaise grâce auprès d’une forge ; je n’y serais pas Vulcain, et le rôle de Vénus pourrait lui déplaire beaucoup plus que mes goûts, qu’il ne désapprouve pas. » Voilà du trait ; mais combien de tels exemples sont rares ! On en trouverait à peine un second. La vraie Marie-Antoinette peut bien rencontrer des façons de parler heureuses et justes, car son intelligence est naturellement droite et nette : elle a des mots qu’elle assène fortement quand elle est dominée par un sentiment grave, elle n’est donc pas dépourvue de ce qu’on appelle de l’esprit ; mais la note précise et savante de l’expression littéraire, il est permis d’affirmer qu’elle ne l’a pas. Elle n’est ni assez instruite ni assez douée pour cela ; ne cherchons pas ici une sémillante duchesse de Bourgogne.

On a beaucoup de preuves que Marie-Antoinette entretenait avec sa sœur de Naples une correspondance assez active, et ces lettres-là n’ont pas été publiées ; rien cependant n’autorise à croire qu’elles aient dû offrir ce caractère d’intimité que nous cherchons : elles passaient d’ailleurs généralement par Vienne, où sans doute elles étaient lues. Ainsi donc, sauf sa mère, qui est loin et dont l’humeur est impérieuse, elle ne rencontre dans sa famille aucune confidente amie. A Versailles, il ne faut pas parler de Mesdames tantes, que leur âge et leur caractère éloignaient d’elle. Si elle entretient de bons rapports avec ses deux belles-sœurs, c’est tout juste, on l’a vu, dans la limite des souhaitables convenances. On conçoit au milieu de cet abandon l’entière influence de ses amitiés privées, avec Mme de Lamballe d’abord, puis avec Mme de Polignac ; ces amitiés avaient seulement le tort de favoriser sa nonchalance et quelquefois son goût du plaisir. Sans doute Marie-Antoinette allait devoir à sa fierté native la meilleure protection contre toute chute ; cependant, pour qu’elle échappât aussi, dans un âge si peu avancé, dans une position si fort en vue et si périlleuse, à toute inconséquence, à toute légèreté, il lui eût fallu autour d’elle, plus près que n’était désormais sa mère, une direction respectée s’imposant de haut à