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point de vue plus général pourquoi a-t-elle attaché au premier Évangile un nom d’apôtre auquel il ne prétend pas lui-même, et dont il confirme si peu l’exactitude ? Il faut voir maintenant de quelle façon la critique biblique a procédé pour venir à bout de ces difficultés.

L’antiquité chrétienne ne fut pas sans avoir une demi-conscience du problème à résoudre. Jérôme s’exprima quelquefois d’une manière étrange par rapport au premier Évangile. Augustin élabora une « harmonie des Évangiles ; » mais cela n’alla pas plus loin. Le vent ne soufflait pas du côté de la critique. Après la réforme, l’harmonistique régna sur toute la ligne. En général, on partait de la donnée traditionnelle sans l’examiner, et le titre apostolique de Matthieu valait à l’Évangile qui porte son nom une autorité telle qu’on lui subordonnait complètement les deux autres. Du reste on ne mettait pas en doute que ceux-ci n’eussent connu le premier Évangile : Marc à ce point de vue en était la condensation, Luc l’amplification. Bientôt pourtant on s’aperçut qu’en suivant cette voie on s’enfonçait dans d’inextricables difficultés, et l’on crut faire mieux en intervertissant l’ordre consacré par le canon. On disait auparavant : Matthieu a écrit le premier, Marc après lui, Luc après les deux autres. D’autres vinrent qui pensèrent qu’il valait mieux adopter l’ordre : Matthieu, Luc et Marc ; d’autres encore se dirent que le plus court devait être le plus ancien, et proposèrent : Marc, Matthieu, Luc, quand ils ne préférèrent pas : Marc, Luc et Matthieu. Enfin l’application de la fameuse règle de Newton sur toutes les combinaisons possibles des unités composant un nombre donné fut poussée jusqu’au bout, et il se trouva des partisans de l’ordre : Luc, Matthieu, Marc, et de cet autre : Luc, Marc et Matthieu, — après quoi, l’on se trouva tout aussi avancé qu’on l’était au commencement.

Tous ces tâtonnemens provenaient de ce qu’on n’avait pas l’idée, peut-être pas le courage, de s’attaquer à la solution du problème en usant des principes que l’on eût appliqués sans hésitation à tout autre genre de littérature. Leclerc, Priestley, Michaëlis, jetèrent pourtant un germe qui devait porter fruit en émettant la supposition que les trois synoptiques avaient bien pu se servir de documens communs.

Vint la grande école critique allemande. Lessing, Semler, Niemeyer, Corrodi, Schmidt, etc., furent d’avis qu’il y avait à la base de nos trois premiers Évangiles un écrit où ils avaient puisé tous les trois, et qui pourrait bien avoir été l’Évangile hébreu de Matthieu dont les pères nous parlent, et que Jérôme croyait avoir retrouvé à Bérée. Ce fut surtout Eichhorn qui donna à l’hypothèse d’un protévangile, tronc commun d’où les nôtres seraient