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LES SEPT CROIX-DE-VIE.

respirait le défi. Martel sortit le front haut, l’âme libre et pleine, d’un air de force et de jeunesse que nul depuis longtemps ne lui connaissait plus ; Lesneven au contraire s’affaissa sur le tronc du saule. Les gens de Croix-de-Vie dans la cour, Chesnel tout le premier, allaient le découvrir. Le jeune homme sans doute était brave, et qui ne l’est point ? mais il n’avait pas entendu Chesnel dire de sa voix sourde : Que ce Lesneven se garde !…

De grands cris retentirent au pied du manoir, lorsque le marquis apparut ; les gens de Croix-de-Vie acclamèrent le seigneur ressuscité au bout de deux jours. Violante ouvrit la croisée. Les chouans enveloppaient Martel, et faisaient reculer la calèche, ne voulant point qu’il y montât. Ils avaient coupé de jeunes arbres et construit un brancard de feuillage, ils enlevèrent le maître dans leurs bras : Croix-de-Vie, porté sur les épaules de ses paysans fidèles, triomphait des temps nouveaux sur ce pavois rustique ; mais là se bornaient ses victoires, car Violante pensa qu’il n’avait pu triompher d’elle ni de cette fierté qu’il lui plaisait de déclarer inutile. Il la salua respectueusement d’en bas. Voyant cela, les chouans poussèrent une longue clameur et agitèrent leurs chapeaux noirs. Sur l’autre rive, Lesneven, au bruit de cette fenêtre qui s’ouvrait, s’était retrouvé debout sous le saule. Violante ne répondit point au salut du marquis ni aux signes d’adieu de la douairière, que son père en ce moment aidait h monter dans la calèche ; elle se rejeta dans la chambre et laissa s’éloigner le cortège. Quand elle revint au bout d’un moment, Lesneven avait disparu.

Alors elle éprouva la joie d’une double délivrance, et un sentiment d’une douceur profonde s’éleva dans son cœur ; elle se voyait seule enfin, bien seule. Le manoir était désert, la maison était à elle. Aucun bruit n’arrivait plus à son oreille, ses yeux ne rencontraient plus que la trace déjà lointaine de choses écoulées. Et toutes ces sensations inexplicables, toutes ces dangereuses émotions qui l’avaient agitée depuis trois jours, si différentes de la nature de son âme et de la tournure ordinaire de sa vie, si promptes d’ailleurs à s’évanouir avec les événemens qui les avaient causées, ne devaient se représenter jamais sans doute, jamais… Lesneven quitterait le pays. Et pour elle, ne demeurait-elle pas la maîtresse de résister aux persécutions de son père et de ne point retourner au château ?

Paul Perret.

(La troisième partie au prochain n°.)