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LES SEPT CROIX-DE-VIE.

bande, et lai-même, blessé deux fois, n’essaya point de se faire tuer, sachant bien qu’il devait vivre ; il n’avait alors que trente-deux ans. — Ainsi tout était plein de la gloire et de l’infortune des Croixde-Vie dans ces lieux où Lesneven guidait ses frères ; mais ce nom de Croix-de-Vie, il ne le connaissait que vaguement, comme celui des ennemis de sa cause. Il allait passer bien près de leur demeure, et il ignorait ce que son nom, à lui, y avait soulevé depuis deux siècles de désespoir et d’épouvante.

Et comment se fût-il douté qu’il était l’homme de la fatalité dans ce coin du monde et le signe vivant du passé ? Il n’avait de croyance qu’en la liberté humaine, et il se flattait d’être tout entier à l’avenir. Il marchait en tête de sa troupe ; seul, il portait dans ce pèlerinage civique une âme pieuse, et sa conscience, murmurant doucement, lui disait : Ne regrette rien, car tu as sauvé ce peuple qui te suit… Ce peuple poussait de terribles cris de joie, et d’enthousiasme aussi sans doute, à l’idée d’aller là-bas éveiller la poussière victorieuse des ancêtres sous les chênes et le gazon qu’elle avait fécondés. De la ville à Plémures il n’y avait point de route ; à deux lieues seulement, presque en face de Bochardière, on trouvait celle de Mortagne et de Nantes ; jusque-là le meilleur était de suivre, tantôt sur les berges vertes comme les loutres en chasse, tantôt à travers les halliers comme les lièvres, le chemin de la nature, le cours de l’eau. La troupe, au sortir des faubourgs, voyant devant elle la campagne ouverte, s’était épandue joyeuse, rafraîchie, exultante, dans les prés.

Deux bateaux étaient attachés au rivage ; quelques-uns s’y jetèrent et rompirent les chaînes ; un seul homme, avec une gaffe, dirigeait la toue, c’est le nom de ces barques plates ; les autres s’y tenaient debout et pressés, et la plus heureuse partie du cortège glissait ainsi sur le flot. Le plus grand nombre, les déshérités, cheminaient non sans envie dans l’herbe haute ; ceux là portaient au bout d’un pieu arraché sur la route un mouchoir aux couleurs nationales en guise de drapeau, et tout ce monde s’avançait pêle-mêle, en chantant. Tout à coup les femmes se souvinrent que pour s’en aller ainsi en guerre, elles n’avaient pas d’armes, et les voilà coupant des baguettes dans les saules ; les enfans se mirent à cueillir les grandes pâquerettes et la marjolaine au bord des fossés. Lesneven se retourna vers son armée, il vit qu’elle s’était bien débandée depuis un moment et ne lit qu’en sourire ; il s’assit sur la barre d’un échalier, entre cette belle prairie où les femmes et les enfans s’oubliaient parmi le feuillage et les fleurs, et un large champ de seigle. Là, il attendit en songeant. Il pensait que le peuple, ceux qui souffrent, sont démens et doux, puisqu’au plus fort de leur colère il suffit d’un souffle de la brise pour la dissiper, d’un soupir de