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de Décius a son prix, j’en conviens ; le trait de M. de Croix-de-Vie lui ressemble et le surpasse. Quant à nos histoires modernes, n’en parlons point, elles ne contiennent rien de pareil. Eh quoi ! l’on avait enlevé chez l’un des nôtres une liste écrite de sa main, portant tous nos noms, et personne après cela ne pouvait sentir sa tête bien assurée sur ses épaules. On se plaît à dire aujourd’hui que le gouvernement que nous allions combattre en 1832 était débonnaire ; qui croit cela ? Cette liste, l’officier qui menait la colonne ennemie la tenait avec lui dans sa tente, sous son chevet… M. le marquis de Croix-de-Vie se glisse dans le campement, au milieu de nos bois, trompe les sentinelles, et rampant dans l’ombre, le poignard aux dents, arrive jusqu’à la tente du chef. Il y pénètre, et sous sa tête même ravit cette liste. Que dites-vous de cela, monsieur de Gourio ?

— Je dis, répliqua l’abbé, j’ai toujours dit que mon cousin était un héros quand il le voulait.

— Et M. le marquis n’avait alors que dix-sept ans !

— C’est pourquoi il n’y a pas grand mérite à ce que j’ai fait, dit le marquis. Mon heure était loin encore. Je savais que je ne pouvais mourir.

—… Ma chère enfant, dit Mme de Croix-de-Vie à Violante, vous plairait-il de faire le tour des jardins ?

Et se tournant vers son fils : — Martel, au retour, je serai lasse, je compte sur votre bras.

Elle sortit la première. L’impression de l’air rafraîchit son front, qui brûlait. — Ma chère enfant, dit-elle à Violante, qui l’avait suivie, les femmes peuvent bien converser ensemble et dire des riens, puisque les hommes se disputent. Mon fils est un peu comme vous ; c’est aussi un prince sauvage…

— Il ne me le semble point, madame, interrompit froidement Violante.

— Il ne vous le semble point, répéta la douairière, prenant tout à coup un air admirablement pensif ; peut-être avez-vous raison. Vraiment je crois que le marquis, lorsque vous êtes entrée, vous a saluée et accueillie d’une façon quasi galante.

Violante de nouveau rougit.

— Je ne plaisante point du tout, reprit la marquise. Dire que mon fils déteste le monde, ce ne serait avouer qu’une partie de la vérité. Je crois plutôt qu’il voudrait être tout seul sur la terre, afin d’être bien sûr de ne jamais rencontrer face humaine. Aujourd’hui il est resté ! Jamais il n’en a tant fait pour personne. Lorsqu’un de nos voisins vient au château, M. de Croix-de-Vie se retire chez lui et ne reparaît point. Consultez à ce sujet votre père.

— Madame, dit Violante, c’est que vous ne tenez pas bien fort à