Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 63.djvu/571

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

depuis tantôt un siècle et demi se sont engagés les souverains de la Prusse.

Par elle-même, la Prusse est si peu homogène avec la vraie Allemagne que, lorsque par intervalle un Hohenzollern se fait Prussien, il cesse entièrement d’être en rapport avec l’esprit germanique. Frédéric II, le Prussien par excellence, reste l’épouvantail, pour ne pas dire l’exécration, de tout ce qui se trouve au sud de la Sprée. D’autre part ses successeurs, Frédéric-Guillaume II, Frédéric-Guillaume III et Frédéric-Guillaume IV, Allemands du centre s’il en fut, ont toujours paru d’assez médiocres Prussiens, — le dernier roi surtout, Hohenzollern jusqu’à la moelle des os et en qui revivait toute la lignée de ses ancêtres nurembergeois. Celui-là, avec ses défauts, ses faiblesses, sentait si fort en lui la vibration de la corde allemande que jamais il n’eût permis à un de ses ministres d’amener situation pareille à celle dont son frère subit la pression. L’Allemagne ne veut pas être prussianisée, et le roi Guillaume Ier, abdiquant son germanisme entre les mains de M. de Bismark, livrait forcément le premier rôle à l’Autriche. En 1848, comme un homme d’état le pressait de se mettre à la tête du mouvement des états moyens : « Je ne suis ni le premier ni le dernier, lui répondit Frédéric-Guillaume IV ; je suis le second. » Rôle modeste, digne d’un roi philosophe, d’un rêveur de conséquences historiques, et dont un grand politique de notre temps ne se contente pas. Depuis la victoire de Fehrbellin, qui changeait en monarchie l’électoral de Brandebourg, la Prusse a toujours été d’agrandissant. Prendre un duché à celui-ci, à celui-là une principauté, rien de mieux, c’est de droit : suum cuique, on s’élargit en restant Prusse ; mais vouloir se dire Allemand et prétendre renfermer la grande Allemagne dans un empire prussien, c’est trahir la plus téméraire des ambitions, la profonde ignorance du pays et remuer le monde pour un rêve.


HENRI BLAZE DE BURY.