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toutes les imaginations. À ce banquet où les grands s’étaient assis d’abord, la bourgeoisie, plus éclairée, prit place à son tour ; bientôt le chant populaire vint relier entre elles toutes les classes, et pour compléter cette universelle adoption de la poésie, pour qu’elle existât devant l’église, la légende dora ses tempes du nimbe lumineux. Plusieurs ont voulu voir là le point de départ de ces sociétés chorales si nombreuses de nos jours et si utiles ; à en croire une certaine opinion, c’est des plateaux de la Wartboug que seraient descendues ces théories de jeunes gens, nobles, bourgeois et fils d’artisans, qui, la main dans la main et leurs voix fraternellement unies, n’ont cessé depuis lors de parcourir cette terre du rhythme et du contre-point. Je tiens, quant à moi, l’opinion pour très contestable. Il y a dans toutes les sociétés chorales dont on parle (Singvereine, Orphéons, etc.) un caractère spécial de corporation qui n’existe pas même en germe dans la guerre de la Wartbourg, où nos poètes montrent et conservent jusqu’à la fin cette chevaleresque individualité du champ clos tout héroïque dont les émotions, à cinq siècles de distance, devaient revivre dans ce même petit pays de Thuringe. De la Wartbourg à Weimar, la route était toute frayée. Là haut, sur son âpre cime granitique, perdue dans la nuée et la nuit des temps, la Burg effroyable, hantée de visions et de spectres, projetant au loin sur le gouffre les douteuses clartés du mythe, — ici la résidence cultivée et polie, une Athènes germanique au XVIIIe siècle où de nouvelles luttes vont s’ouvrir à l’honneur de l’esprit moderne, avec cette différence que cette fois Henri d’Ofterdingen s’appellera Schiller et que la nature aristocratique d’un Walther de Vogelweide s’incarnera dans Goethe, le poète national en opposition à l’auteur de Don Carlos et de Guillaume Tell, le poète populaire, et pour que rien ne manque à l’analogie, c’est sous les auspices d’un descendant des princes de la Wartbourg qu’aura lieu cette lutte qu’on pourrait intituler la guerre de Weimar. Seulement, grâce à Dieu, le bourreau, sinistre évocation du passé, et sans lequel il n’y avait pas de bonne fête au moyen âge, le bourreau a disparu de la scène, remplacé qu’il est désormais par un autre exécuteur des hautes œuvres d’origine toute moderne, et que nous nommons le public.

Le moment auquel nous venons de toucher est significatif dans l’histoire de la poésie allemande. Racontée par les chroniqueurs, commentée par l’histoire et la critique, cette guerre de la Wartbourg n’a jamais cessé de vivre dans l’imagination populaire, à ce point qu’on serait tenté de se demander si tout ce monde a jamais pu exister en dehors du rêve étoilé des rapsodes et des peintres. Nous-même qui tant de fois avons interrogé les lieux témoins de