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hélas ! n’eut qu’un tort, celui de n’avoir point su mettre à profit les leçons de ces divins gosiers : se faire petit. Le grand tragique de Wallenstein et de Marie Stuart ne fut jamais un poète lyrique ; le naturel lui manque, son intonation trop volontiers tourne à l’emphase, son couplet à l’héroïde, et c’est à coup sûr fort à regretter qu’il n’ait point étudié l’art de ces oiseaux des bois dont les maîtres chanteurs qu’il bafoue avaient du moins surpris quelques secrets. Que dans cette poésie lyrique du moyen âge le beau, le réussi soit l’exception, qui en doute ? Il n’en est pas moins juste, après tant de platitude et de monotonie, d’admirer l’harmonieuse sérénité de ces paysages, où la femme, en son idéale perfection, vous apparaît, comme ces madones d’Albert Dürer, au milieu d’un inextricable fouillis de fleurs et d’étoiles. « Où s’éveille l’amour expire le moi, ce ténébreux despote ! » Il semble par instans que de cette pensée du mystique Persan s’éclaire tout ce romantisme. Quelle charmante idylle, dans Godefroid de Strasbourg, ce tableau qui nous représente Tristan et Iseult après leur fuite de la cour, seuls avec leur extase, au plus profond de la forêt sauvage ! « Couple aimable et fidèle, Tristan et son Iseult ! Dans la retraite des bois et des prairies, ils avaient installé leur existence, toujours à côté l’un de l’autre, sans se quitter un seul instant. Dès l’aurore, par l’herbe verte, ils allaient cueillant les fleurs dans la rosée, causant, musant, écoutant la chanson des oiselets dans l’arbre. Ainsi cheminant, ils arrivaient à la fontaine, se reposaient à sa fraîcheur, épiant son murmure, se mirant à son gentil cristal, et c’en était assez pour leur bonheur ! » Il se peut que, dépourvue de la rime et du nombre, cette poésie semble bien incolore et bien fade. Les vers, quels qu’ils soient, vieux ou modernes, ne résistent guère à la traduction. On dirait parfois ces cristallisations merveilleuses des hivers du nord, ces diamans et ces joyaux qui, dès que la main y touche, aussitôt se changent en eau claire. Toujours est-il que ce très simple tableau de l’oubli profond, absolu, où l’amour heureux plonge deux êtres, a dans l’original une grâce primitive exquise. Il s’en faut d’ailleurs que ce Godefroid de Strasbourg ne soit qu’un rimeur d’églogues. Pas plus que chez Goethe, dont je prononce le nom à dessein, la corde lyrique n’excluait chez lui le sens psychologique, et ses deux figures d’Iseult et de Brangane personnifiant, celle-là l’héroïsme de la résignation, celle-ci l’entraînement de la passion féminine, ces créations où partout se révèle l’instinct divinateur du génie, suffiraient pour le désigner à notre admiration comme une sorte de précurseur du chantre des Elégies romaines.