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traduire l’Enéide[1]. Walther de Vogelweide, Reymar de Zweiten, Wolfram d’Eschenbach, tous trois de noble race, et deux bourgeois de la ville d’Eisenach, Peter Olf et Henri d’Ofterdingen, composaient cette académie. Au nombre des luttes familières aux commensaux du landgrave il en est une, restée célèbre sous le nom de guerre de la Wartbourg, et dont les chroniqueurs et virtuoses de tous les temps se sont complu à reproduire le tableau en le surchargeant de mystiques enluminures sous lesquelles le fond historique a fini par disparaître entièrement[2].

Il advint donc qu’un jour Léopold VII, duc d’Autriche, beau-frère du landgrave Hermann, et le roi de France furent choisis pour héros d’une de ces controverses poétiques auxquelles donnait sans doute lieu l’opposition des deux tendances. Henri d’Ofterdingen rompit la première lance en l’honneur de Léopold d’Autriche, et son éloquence fut telle à décrire les hauts faits de ce prince dont il avait jadis reçu l’hospitalité, si pathétiques furent ses rimes, si persuasives les inflexions de sa voix, que Walther de Vogelweide et son parti, coryphées des vertus chevaleresques du roi de France, durent se déclarer vaincus. Incapable de rester sous le poids d’une pareille humiliation, Walther ulcéré réclama sa revanche. Aussitôt Henri de Waldeck et Bieterhof passent de son côté, et les deux autres, Richard de Zweiten et Wolfram d’Eschenbach, s’érigent en juges du combat, combat à outrance, tournoi suprême où l’un des deux laissera sa vie aux mains du bourreau d’Eisenach. Tout inexplicables que nous semblent aujourd’hui les conditions de ce défi, il n’est cependant pas impossible d’y croire, quand on se reporte par la pensée au milieu de la scène. La passion, dans ses enchères, ne s’arrête plus. On a joué sa bourse, on joue sa tête, on joue son âme. « Vous m’avez vaincu aux armes courtoises, je vous défie à mort. » Et la lutte soudain de revêtir l’appareil tragique de ces duels que préside le souverain, que le bourreau surveille. Combien de raisons

  1. Il existe à la bibliothèque de Gotha un manuscrit de cette traduction faite d’ailleurs non point sur le texte latin, mais d’après une version italienne, et dans laquelle le naïf auteur a trouvé moyen d’intercaler divers épisodes de la vie de l’empereur Frédéric II. — Voyez Menken’s, Script, rer. Germ., t. III.
  2. Aux esprits curieux d’approfondir la matière, je recommande l’édition publiée en Allemagne par Bodmer de la collection Manesse et les intéressantes notices qui l’accompagnent. A ne considérer que ce cercle de la Wartbourg, toutes les tendances lyriques de l’époque y étaient représentées. Dans Henri d’Ofterdingen, le poète roturier d’Eisenach, se personnifiait la tradition germanique pure et simple, le culte des origines nationales, tandis que Wolfram d’Eschenbach, en homme noble dont les voyages avaient de bonne heure émancipé l’imagination, se laissait prendre volontiers aux nouveautés venues de France et d’Angleterre, s’inspirant tour à tour du roi Arthur, de la Table-Ronde, du Saint-Graal, et puisant à pleines mains dans la somme des autres peuples.