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bachelier, vous voudriez faire entrer l’Allemagne dans la Prusse : idée au moins bizarre, mais dont la folie a son excuse dans le sang-froid vraiment sublime de la nation qui la supporte ! »

Vous avez beau rechercher les vivans, c’est surtout les morts que vous rencontrerez ; le souvenir du passé fait ici tout l’intérêt de l’heure présente. Parmi tant de noms illustres caressés à plaisir, d’autres, déjà presque engloutis forcément, vous reviennent, évoqués par le paysage. « Dieu me garde d’une jeunesse sans indépendance ! » s’écriait au congrès d’Aix-la-Chapelle le grand-aïeul du prince aujourd’hui régnant de Saxe-Weimar, et il ajoutait avec cette éloquence émue, attendrie, d’un père qui parle de ses enfans : « Cette studieuse et vaillante jeunesse des universités, on lui battait des mains lorsqu’elle courait mourir sur les champs de bataille pour l’honneur, la liberté, la langue de la patrie. C’était à qui la presserait dans ses bras, à qui lui prodiguerait les noms les plus glorieux. Et maintenant qu’elle est revenue des champs de bataille, on lui contesterait le droit de discuter par la parole et par la plume sur ces biens qu’elle a payés de son sang, ces biens pour lesquels lui sont morts tant de frères ! Traiterez-vous comme des enfans après la paix ceux que vous proclamiez des hommes pendant la guerre ? » De telles paroles tombant de si haut devaient, à cette époque, électriser bien des jeunes âmes ; dans le nombre, il y en eut une que sa propre mélancolie égara jusqu’au crime. Tout le monde connaît l’histoire de l’assassinat de Kotzebüe, frappé d’un coup de poignard chez lui, en plein midi, par un étudiant d’Iéna. Ce que l’on connaît moins, c’est la disposition d’esprit où se trouvait son meurtrier, Karl Sand. Là, dans les flots de la Saale, dans cette eau claire et profonde qui coule à vos pieds avec des murmures de chanson de Schubert, son ami le plus cher quelque temps auparavant s’était noyé. Quand la destinée a des vues sur un homme, c’est par ses côtés faibles qu’elle l’attaque. En ce sens, c’est non pas le moment de l’acte qu’il faudrait envisager pour être juste, mais les circonstances qui l’ont amené. Rien ne nuit à la liberté comme les crimes qui se commettent en son nom. Sand, à ce point de vue, ne mériterait aucune pitié, car son aveugle fanatisme, en ramenant les réactions, rendait aux antagonistes de l’esprit moderne tout le terrain que leur avait fait perdre une campagne habilement dirigée par les Gagern, les Wangenheim, les Plessen, agissant de concert avec l’empereur Alexandre. Luther, on le sait, vit périr par la foudre un de ses amis à son côté, et ce fut ce coup de tonnerre qui, remuant, réveillant ses esprits, les poussant du dedans au dehors, changea l’apathie en révolte.

Sand n’était rien moins qu’un grand homme, pas même un grand