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accentuation si nuancée, si profonde, où figurent en première ligne trois sopranos. Au contraire tenez-vous à la lettre de la partition, laissez don Juan être ce que son créateur a voulu, et tout de suite les contrastes s’établiront. Dans la dernière scène de la partition, cette réunion de trois voix graves, M. David, la statue, — M. Obin, Leporello, — M. Faure, don Juan, — produit un effet auquel on ne résiste pas. Je doute qu’on puisse pousser plus loin l’autorité, la force dramatique dans l’interprétation d’un morceau qu’il faut placer à côté des plus formidables imaginations d’un Dante, d’un Michel-Ange, et pour lequel les termes de comparaison ne se trouvent qu’en dehors de l’art où il a été conçu.

Nous n’aurons point la cruauté de comparer à un tel artiste en la plénitude du talent le jeune débutant qui vient de s’essayer au Théâtre-Lyrique. M. Barré arrive de province, laissons-le prendre haleine, se former. Lui dire que Mozart n’est point son fait le désobligerait en pure perte, car il aurait le droit de nous répondre que ce rôle écrasant de don Juan, sous lequel de plus forts ont succombé, il ne l’a pas choisi, mais reçu de la main de son directeur, qui sans lui ne savait plus à quel baryton se vouer. Baryton, n’est-ce pas déjà beaucoup s’avancer que d’appeler de ce nom ce ténorino agréable sans doute, mais de si grêle complexion ? Imitons la sage réserve du public et bornons-nous à complimenter ce don Juan de sa bonne volonté. On avait, lors d’une première distribution, confié le rôle à M. Troy, qui joue maintenant Leporello, et qui peut-être s’y fût montré moins insuffisant. Du reste, M. Troy fait aujourd’hui un Leporello fort convenable ; il est, comme on dit, très amusant, s’agite, se démène, jouant, chantant à la diable, essoufflé, quand vient la phrase musicale, des mille efforts qu’il se donne pour provoquer le rire, amalgamant Mozart avec Molière, Tabarin avec Schikaneder, au point que vous finissez par ne plus savoir au juste quel personnage il représente. Est-ce bien là Leporello ? J’en doute. Sganarelle ? Peut-être Papageno ? Je le croirais plutôt. Tout n’est que tâtonnement dans ce monde du théâtre. Mlle Léontine de Maësen, qui d’abord avait répété dona Anna, a dû finalement céder la place à Mme Charton-Demeur. Sans être une Sontag, Mlle de Maësen avait en mainte occasion rendu de vrais services ; Meyerbeer un moment la distingua, et ce qu’elle fut dans la Gilda de Rigoletto laissait au moins pressentir une dona Anna sortable. D’autres combinaisons ont prévalu, et ce que nous entendons n’est guère de nature à nous y faire applaudir. Il est à remarquer que chaque fois que Mlle Nilsson doit créer un nouveau rôle la légende se met en frais, les journaux de Stockholm, que personne à Paris ne comprend, nous arrivent pleins de documens destinés à augmenter encore l’intérêt qui s’attache à la charmante cantatrice. On nous raconte ses origines patriarcales, son toit de chaume ; on nous dit son enfance au village, son chapeau de bergère, et le public, ému, attendri jusqu’aux larmes, ne tarde pas à reporter sur l’artiste la vive et légitime sympathie qu’il ressent pour l’aimable héroïne d’une si