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de sa première administration, la faveur de la Porte et les séduisantes commodités qu’offre en perspective aux gouvernemens, grands ou petits, la faculté de ne compter avec personne, de substituer au besoin à la raison logique la raison du plus fort, à la persuasion les coups de sabre. La persuasion est œuvre longue et fatigante, mais qui a décidément du bon. En l’oubliant, le gouverneur-général s’était mis du jour au lendemain sur les bras, outre un adversaire désormais redoutable, beaucoup plus de Turcs qu’il n’en voulait. Pour qui connaît son horreur tout arménienne des solutions violentes, ses prétentions à ne pas déchoir dans l’opinion des Européens, sa susceptibilité plus vaniteuse encore que méfiante à l’endroit de toute immixtion, même protectrice, des généraux ottomans, ce n’est pas chose douteuse qu’en colorant de dangers supposés ses secrètes transactions, en demandant à grands cris des troupes, il se réservait d’en prendre et d’en laisser : d’en prendre juste assez pour s’acquitter vis-à-vis de la Porte, en émaillant de quelques baïonnettes turques la partie jusque-là inviolée de la montagne, mais assez peu en même temps pour n’avoir à compter chez lui qu’avec des officiers subalternes qu’il se croyait sûr de tenir constamment sous sa main. Personne, en vérité, n’était plus que lui de force à léguer à l’avenir le redoutable précédent d’un Liban calme, prospère et même libre sous ces baïonnettes apprivoisées. Le sac de Sogharta, la revanche de Benachy, les dévastations gratuites par lesquelles les Turcs se sont empressés de constater leur succès final[1], ont déjoué les trop confians calculs de Davoud-Pacha. Devant l’état de fièvre où ce triple souvenir laissait le patriotisme libanais, il était en effet bien évident que l’occupation turque ne serait dorénavant possible qu’avec une véritable armée, ce qui allait l’annihiler, lui fonctionnaire civil, lui chrétien, devant la brutale omnipotence des pachas. Et c’était encore l’hypothèse la plus favorable. Qu’au contraire la lutte recommençât, et le gouverneur devenait, au point où sont les choses, responsable d’une guerre d’extermination qui le ferait accuser, lui mouchir chrétien, d’avoir plus de sang chrétien sur les mains que ses plus maudits, ses plus sinistres devanciers turcs. Davoud-Pacha se voyait en un mot tomber de la plus forte position morale que pouvoir ait jamais rêvée, de cet idéal d’une administration qui, sans armée, presque sans budget et sans autorité légale, pouvait tout se permettre, même l’arbitraire, — dans cette alternative de ne rester possible qu’au détriment soit de sa dignité, soit de son honneur. S’est-il

  1. Tout était de nouveau fini, lorsqu’ils ont brûlé plusieurs villages et dévasté la résidence d’été du patriarche maronite. Plus tard encore, la maison de Caram était livrée au pillage et à l’incendie avec des circonstances tellement aggravantes que l’on n’ose les mentionner tant qu’elles n’auront pas été constatées par une enquête.