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Musset, Mérimée, Eugène Delacroix, avaient creusé le fond des choses ; leur interprétation restait la bonne. Je sais qu’il faut se défier du transcendant, mais en revanche la critique d’un La Harpe, d’un Geoffroy, me donne la nausée ; une mélancolie inexprimable me prend, je l’avoue, en présence du génie ainsi livré à l’expérimentation grammaticale d’un éplucheur de verbes et de notes. Voltaire écrivait : « Nous eûmes longtemps neuf muses ; la saine critique est la dixième, qui nous est venue bien tard. » Que veut dire ce mot saine ? signifie-t-il purement et simplement la critique raisonnable ? Cet opéra « pue la musique, puzza di musica, » disait Gluck des Danaïdes de Salieri. Combien de critiques ainsi puent la raison ! Parlez-moi de la critique d’un Macaulay, d’un Goethe, d’un Carlyle, d’un Gervinus. La vraie critique est organique ; elle saisit le point et vous montre comment de là rayonne la vie. Ce n’est pas elle qui s’en ira tout sacrifier à la raison. Pour juger des chefs-d’œuvre, pour en discourir, la simple raison ne suffit pas ; le beau s’adresse au sentiment, à l’imagination des hommes ; ce n’est point assez de le leur faire comprendre, il faut aussi les en faire jouir, le reproduire en quelque sorte à leurs yeux, et l’enthousiasme, la passion, peuvent seuls aller au fond des créations du génie et sonder l’incommensurable. « L’imagination, disait Goethe, a ses lois propres où la raison ne peut ni ne doit rien voir. Et l’imagination, il en faut convenir, ne serait pas un si grand miracle, si d’elle ne procédaient des choses éternellement problématiques pour la raison[1]. »

Les gens habitués à ne voir dans la cathédrale de Strasbourg que des pierres vous disent que nous prêtons gratuitement aux maîtres des inventions qui sont les nôtres, et que jamais Mozart ne s’est douté de toutes ces merveilles découvertes après coup. Que Shakspeare écrivant Hamlet, que Mozart composant Don Juan n’aient pas eu conscience immédiate des élémens de vie que l’avenir dégagerait de leur création, rien de plus naturel. Shakspeare était poète, Mozart musicien : ni l’un ni l’autre n’étaient des critiques dans le sens que nous donnons au mot ; critiques en tant qu’observateurs de l’âme humaine, oui certes, mais non critiques littéraires, critiques d’art. Goethe et Meyerbeer savaient ce qu’ils faisaient, eux ne le savaient pas, et c’est pourquoi bien au-dessus de Faust, des Huguenots, planent à des hauteurs incommensurables Hamlet, le drame des drames, Don Juan, l’opéra des opéras ; mais de ce que Shakspeare et Mozart ne l’auraient, comme on dit, pas fait exprès, de ce qu’ils n’auraient eux-mêmes point pris garde à toutes ces belles choses que nous voyons, devra-t-on conclure que ces choses-là n’existent qu’en nous ? Je ne saurais l’admettre. Certains chefs-d’œuvre prédestinés ne sont arrivés à leur point qu’en ayant le genre humain pour collaborateur. La Joconde sortant de l’atelier du Vinci n’était pas ce que nous la voyons au Louvre

  1. Goethe, bei Eckermann, t. III, p. 366.