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répétitions, il interrogeait avec une certaine anxiété son chef d’orchestre, lui demandant ce qu’il pensait de sa musique et si elle plairait autant que les Noces de Figaro, la question ne portait que sur les probabilités plus ou moins grandes du succès immédiat, car pour le reste il avait conscience d’avoir produit œuvre durable, tout en faisant son possible pour contenter les habitans de Prague.

« Mozart ne se fit jamais faute de déclarer qu’il lui serait souverainement désagréable que son Don Juan plût à tout le monde, et il ajoutait que son opéra avait été écrit non pour le public de Vienne et pour le public de Prague, mais pour lui Mozart et quelques amis[1]. » Nous remarquerons en passant que mainte fois il fut servi au-delà de ses souhaits, et que la critique de son temps ne se gêna guère pour constater qu’il n’avait pas de style, et n’était qu’un musicien plat et confus[2]. Veut-on voir en quels termes un journal de Berlin rend compte de la première représentation de Don Juan à la date du 20 décembre 1790 : « si jamais opéra fut attendu, proclamé à son de trompe, porté aux nues avant son avènement, c’est incontestablement l’ouvrage nouveau de Mozart. Depuis que notre père Adam mordit dans la fameuse pomme jusqu’au congrès de Reichenbach, rien ne s’était produit de si phénoménal que ce Don Juan, inspiré par Euterpe en personne ! Le malheur veut que l’abus des instrumens ne suffise pas à faire un grand artiste. Il faut encore que le cœur parle, qu’on ait du sentiment, de la passion. A ce compte seulement, un musicien arrive au sublime, inscrit son nom au livre de la postérité et mérite un de ces lauriers toujours verts qui fleurissent au temple de mémoire ! Grétry, Monsigny et Philidor l’ont prouvé par leur exemple ! Mozart, dans le Don Juan, a voulu produire quelque chose d’extraordinaire, d’incomparablement grand. Va pour l’extraordinaire ; quant au grandiose, à l’incomparable, ils ne brillent là que par leur absence. Du caprice, de la verve, de l’orgueil surtout, mais point de cœur ! » Un autre, non moins bouffon, reproche à cette musique d’être trop chantante pour de la musique instrumentale et trop instrumentale pour de la musique de chant. Quant au rédacteur de la Revue mensuelle, il fait cet effort de reconnaître dans Mozart « un musicien d’un talent agréable, mais qui ne saurait passer pour correct, et que jamais un critique de goût ne classera parmi les compositeurs ayant de l’avenir. » A Florence, sur ce sol natal de l’opéra, Don Juan ne trouva point meilleur accueil. Au bout de trente-six répétitions, l’ouvrage fut d’abord mis de côté comme inexécutable ; puis, lorsque par la suite on le donna, il n’y eut que fiasco et sifflets pour cette musique hyperboréenne, démodée, musique sans mélodie, musica scelerata !

S’il fallait ainsi mesurer les œuvres du génie aux proportions de

  1. Otto Jahn, Mozart, t. IV, p. 326.
  2. « Styllos, flach und verworren. » Nägeli, Critique de la Symphonie en ut majeur.