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pauvre diable mendiant sa vie ! comme cette lâcheté, cette piètre attitude servent à mettre davantage en lumière le courage et la noblesse d’âme ! De même au dénoûment nous le verrons par sa seule présence augmenter encore l’impression du drame, non que le spectre ait directement affaire à sa personne : le surnaturel pour si peu ne se dérange pas ; mais ici comme dans la scène du cimetière sa peur prête au fait une réalité plus terrifiante. En ce sens, Leporello touche à Falstaff. Supposez Méphistophélès caché sous cette table, il bafouera le spectre, ironisera à tort et à travers, et son persiflage n’aura rien de comique, procédant de la réflexion comme chez Hamlet et non de la sensation directe, de l’impression physique. Falstaff ni Leporello ne connaissent l’ironie, le persiflage. La mort de Percy dans Henri IV ne suggère à Falstaff ombre de raillerie, pas plus qu’à Leporello le châtiment infligé à don Juan ; leur épouvante au contraire est telle qu’elle agit par son exagération même sur le spectateur, et du sein de cette fantasmagorie tragique le rappelle à la vie, aux douceurs, au bien-être de cette existence en dehors de laquelle, — et c’est là leur vrai caractère comique, — le valet de don Juan et le fier-à-bras de Shakspeare ne perçoivent rien.

Une question aujourd’hui très controversée est de savoir à quel genre appartient Don Juan. Tragédie, s’écrient les uns, s’appuyant sur le commandeur, dona Anna, Elvire ; opéra buffa, disent les autres, invoquant Leporello, Zerline, Mazetto. Tout le monde a raison, car si le tragique aux yeux de celui-ci n’intervient là que pour la plus grande gloire de l’élément comique, rien n’est plus facile que de retourner le gant et de soutenir que le comique n’apparaît que pour servir de repoussoir au tragique. Le fait est que le chef-d’œuvre de Mozart est une de ces conceptions humoristiques à la Shakspeare, à la Cervantes. L’opera seria de Gluck ne saurait, pas plus que l’opera buffa des Italiens, être mis en avant à ce sujet. En 1787, lorsque le musicien de Salzbourg écrivit sa partition, deux formes seulement existaient, italiennes, classiques toutes les deux : l’opera seria et l’opera buffa. Mozart les avait parcourues l’une et l’autre avec Idoménée et la finta Giardiniera, et déjà même dans les Noces de Figaro nous sentons naître sous l’effort du génie germanique un genre caractéristique où la vie aura plus de place que dans le répertoire peuplé d’abstractions de Gluck, un ancien, et qui donnera plus à l’idéal que l’opérette à types convenus des Logroscini, des Galuppi, des Pergolèse et des Piccini. — Qu’est-ce que la vie humaine ? Un jeu où les forces diverses, les passions de l’individu, se développent au profit de l’harmonie générale, un jeu d’enfans ! Combien peu en effet deviennent hommes, et parmi ceux qui le furent un moment combien redeviennent enfans ! Les meilleurs le sont toute la vie. Pourquoi leur demander des comptes ? Pourquoi leur imputer à crime des actes qui relèvent de la nécessité au moins autant que de leur libre arbitre ? Laissez-les donc vivre et se divertir. Vivant, s’amusant, ils accomplissent la loi de