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termine par la mort du vieillard. — On connaît la musique de Mozart, je n’essaierai donc pas de décrire avec quelle poignante vérité sont rendues les différentes péripéties de cette incomparable exposition. Cet orchestre, qui flânait naguère en accompagnant le marronnage de Leporello, s’enfle tout à coup, se grossit jusqu’à la tempête, secouant comme une écume au-dessus de ses vagues mugissantes les colères de dona Anna. Et ce défi du vieil hidalgo criant au libertin de dégainer, où trouver un plus mâle accent, un ton plus fier ? Puis, lorsque la force physique de don Juan a triomphé, au moment où sa victime succombe, quelle pitié profonde ! que d’émotion, et pourtant que de calme ! Il y a presque de la sérénité dans cet immense deuil, c’est l’inaltérable majesté de l’art antique, qui jamais ne grimace. On se prend involontairement à songer au Laocoon. Devant ce tragique spectacle, don Juan lui-même se sent fléchir ; la main de marbre qui plus tard le brisera pèse un moment sur ses épaules, et ce qui l’agite au fond de son âme se traduit au dehors par une phrase admirable où l’orgueil se mêle à la compassion. Je n’imagine pas que la musique puisse aller plus loin dans l’expression dramatique, qu’il existe quelque part dans le domaine du beau esthétique rien de plus remuant, si ce n’est l’explosion de dona Anna en présence du cadavre de son père et ce cri sublime de sa douleur dans le duo avec Ottavio. Qu’est-ce que le pathos d’un Gluck comparé à cette voix de la nature ? La musique de Mozart ne met pas de cothurnes, elle parle la langue de tout le monde, et quand je vois cette simplicité, cette vérité, cette profondeur psychologique, je me dis qu’il faut que l’auteur immortel de tant de chefs-d’œuvre ait connu Shakspeare. On n’a sur ce sujet aucune donnée. Cependant le champ reste libre aux suppositions. On était alors au début de la grande période littéraire, Shakspeare commençait à prendre faveur en Allemagne, et de lui procédaient déjà la plupart des drames représentés sur les diverses scènes, ceux de Lessing surtout. Mozart aimait passionnément le théâtre. A Mannheim, où la troupe était excellente, il s’y rendait chaque soir comme à une école, complétant par le drame son étude de l’opéra seria. Il lisait peu, observait beaucoup. « Le théâtre, écrit-il de Vienne à sa sœur (4 juillet 1781), est mon unique distraction. Je voudrais te voir assister à la représentation d’une tragédie ; je puis dire que je n’ai jamais connu que cette scène où tous les genres soient exécutés avec une égale perfection. C’est vraiment admirable ; pas un seul rôle, même le moindre, qui n’ait son interprète convenable. » Shakspeare n’est pas nommé sans doute, mais comme ses ouvrages formaient la meilleure partie du répertoire, on peut admettre que Roméo et Juliette, Othello, le roi Lear, Cymbeline, figuraient parmi ces tragédies dont Mozart vante l’exécution. J’avoue, quant à moi, que l’hypothèse me plairait assez, car elle m’offre toute une ouverture sur le caractère de dona Anna, plus rapproché des Desdémone, des Imogène que des autres créations du maître de Salzbourg. — Je ne dirai pas que Mme Marie Saxe