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vue, Caram, soit effroi de sa responsabilité, soit pour éprouver les siens, parla de se sacrifier à la paix. Les paysans faillirent lui faire dès les premiers mots un mauvais parti et l’entraînèrent pour le moins autant qu’il les entraîna[1]. Après trois assauts infructueux, les Turcs se trouvaient réduits à battre en retraite, et quelques heures après, au moyen d’un habile mouvement tournant, Caram allait compléter leur déroute jusque sous le canon de Tripoli (28 janvier 1866). Ce dut être un cruel quart d’heure pour la politique « d’occupation » et de « désarmement. » Les Turcs, qui, le matin encore, pouvaient se croire installés sans coup férir dans ces formidables positions du nord où ils n’avaient jamais réussi à pénétrer, n’y laissaient en définitive pour garnison qu’un millier de cadavres. Ces paysans maronites, dont l’armement plus que primitif portait si fort ombrage aux ambitions de la Porte, avaient maintenant, grâce à elle, des carabines rayées et (ce qu’ils n’avaient jamais osé rêver) des canons. Enfin Caram, dont cette politique s’était si obstinément servie pour compromettre et rapetisser la cause libanaise, Caram avait acquis du matin au soir une importance immense, devant laquelle toutes les dissidences indigènes s’inclinaient et s’effaçaient, car, pour Druses et chrétiens, même pour ceux que les maladresses politiques du chef maronite, des nécessités de position ou des raisons d’esprit de corps venaient de mettre par surprise du côté de l’invasion ottomane, il n’était plus in petto que le vainqueur des Turcs, le vengeur des humiliations, des griefs communs, et, — si peu qu’il osât ou voulût s’y prêter, — le drapeau de communes espérances. L’écrasement prévu de cette première insurrection, pour laquelle rien n’était préparé, ne détruit point l’effet moral de la victoire de Benachy, qui n’est pas du reste le dernier fait d’armes des Maronites. Le combat suivant était une nouvelle déroute pour les Turcs. L’insurrection ne devait finalement céder que devant des forces décuples et après l’épuisement des munitions recueillies sur le champ de bataille de Benachy. C’est sur un pacha belge qu’elle avait remporté sa première et brillante victoire, et c’est à un pacha irlandais qu’elle doit sa défaite. Les Turcs, comme on voit, avaient eu soin de mettre des chrétiens partout.

Ici les hypothèses en sens contraire se déroulent à perte de vue. Bornons-nous à constater que Davoud-Pacha a pu bientôt voir ce qu’il gagnait à prétendre cumuler, avec les conquêtes politiques

  1. L’exaspération des paysans, dès que Caram parla de se livrer lui-même aux Turcs, n’avait, bien entendu, rien d’hostile ou de déliant à son égard. Ils lui disaient : « Ne va pas, crois-nous, chez l’Osmanli, car il te tuera sur l’heure. Si tu veux à tout prix mourir, il vaut mieux, pour l’honneur du Liban et le tien, que tu sois tué ici même par tes enfans. » Caram était en un mot pour eux le drapeau qu’on aime mieux détruire de ses propres mains que de le laisser tomber au pouvoir de l’ennemi.