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écrit de plus original et de plus saisissant. Mozart évidemment connaissait tout cela. L’intérêt serait de savoir s’il en profita d’une façon quelconque ; la mise en scène de ce ballet nous l’apprendrait, et puisque la mode est aux Don Juan, je ne vois pas ce qui empêcherait un directeur de la Porte-Saint-Martin, — tous les théâtres de musique étant occupés par celui de Mozart, — d’essayer du ballet de Gluck. Ce qu’il y a de certain, c’est que le titre de Il Dissoluto punito, sous lequel parut l’ouvrage de Mozart, fut inventé pour détourner l’attention du public et, comme on dit, pour rompre les chiens. En quoi d’ailleurs le nouvel opéra aurait-il pu s’inspirer de l’ancien ballet ? Les personnages de Da Ponte ne sont-ils pas tout autres ? les scènes imaginées par lui n’ont-elles pas un caractère exempt de tout rapport avec l’esprit du passé ? La fantasmagorie de la statue, seul trait commun aux deux ouvrages, ne se comporte pas de même dans le ballet et dans l’opéra. Ainsi chez Gluck vous chercheriez vainement l’enclos du commandeur. La statue, du haut de son piédestal, ne parle pas, ou plutôt il n’y a ni piédestal ni statue, ce qui prouve que les trombones de Mozart sont bien à lui et ne doivent rien à personne, pas plus à Gluck qu’à tout autre. Dans le ballet, c’est de son propre mouvement que la statue se déplace ; elle vient là sans qu’on l’ait invitée et comme le spectre de Ninus dans Sémiramis, en quoi elle appartient au vieux passé classique. De Gluck à Mozart, l’intervalle franchi est immense. On a passé du mythe au drame.

Comme tous les êtres doués d’une sensibilité vive et qui de bonne heure ont eu maille à partir avec les contrariétés de l’existence, Mozart était d’un naturel mélancolique ; mais il avait sa verve humoristique incomparable pour combattre cette tendance et l’empêcher de tourner à l’amertume, ce qui néanmoins arrivait très souvent à cette époque de sa vie, car l’apaisement complet ne se fit chez lui que vers la fin de la période de la Flûte enchantée[1]. À cette époque de Don Juan, — il touchait à trente-trois ans, — le conflit régnait dans sa force. Les idéales séductions de la jeunesse avaient cessé de le séduire. Aux prises avec les nécessités d’un ménage dont l’étroitesse l’irritait, enfiévré tout un jour par des rêves d’amour, de renommée, qui le lendemain le laissaient morne et désolé, à ses ivresses de libertin, à ses nuits de joueur, de buveur, succédaient des repentirs de trappiste. Il songeait à la mort, se demandant non plus si ce qu’il avait fait ne méritait pas mieux, mais si, vivant comme il vivait, il n’avait point failli lui-même à tous ses devoirs de fils, d’époux, d’artiste et de chrétien. Les hallucinations du mysticisme l’égaraient. Pavete ad sanctuarium meum, lui criait du fond de sa conscience le pieu de colère. Il tressaillait, se prosternait, puis, la crise passée, écrivait la scène de la statue.

  1. Voyez dans la Revue du 15 mars 1865 notre étude sur Mozart et la Flûte enchantée.