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et ce fut dans la joie de ce triomphe que l’honnête grand homme, sentant déborder son cœur, se prit à déclarer entre amis le goût qu’il aurait d’écrire un opéra pour un tel public, si bien fait pour le comprendre :

Larme des séraphins à la pitié donnée,
Non, vous ne fûtes pus aux vents abandonnée !

La parole était d’or ; un directeur la recueillit, et l’engagement fut signé pour la saison prochaine. Mozart, dès son retour à Vienne vers le milieu de février, manda par devers lui son librettiste, et les conférences s’établirent.

Ouvrez les mémoires de Da Ponte, voici ce que vous y lirez à ce propos : « Je compris qu’il fallait à la grandeur de son génie un sujet puissant, dramatique, multiforme, sublime, un soggetto esteso, multiforme, sublime. » Je donne, mais en passant, — car j’aurai à revenir plus tard sur la question, — ces mots à méditer aux esthéticiens bénévoles qui, sur la foi d’un titre, dramma giocoso, dont le sens leur échappe, ont inventé ce beau miracle de faire de Don Juan un opéra-comique ; je crois même, Dieu me pardonne, avoir lu quelque part que c’était « une miniature. » Don Juan et le commandeur une miniature ! O Prudhomme, si jamais vous allez visiter la Sixtine, ayez bien soin de mettre vos lunettes, car ce petit Michel-Ange a calligraphié là sur la muraille je ne sais quelle pastorale microscopique dont les linéamens ne se peuvent guère apprécier qu’à la loupe !

Deux chefs-d’œuvre seulement parmi les plus grands chefs-d’œuvre du génie dramatique moderne méritent de prendre place à côté du Don Juan de Mozart : j’ai nommé le Hamlet de Shakspeare et le Faust de Goethe. Sans aucun doute, et en raison même de la nature de l’art dont ils relèvent, Hamlet et Faust vont plus au fond des choses que la conception de Mozart, et leur solution de l’éternel problème est à la fois plus profonde et plus large ; mais ni l’un ni l’autre ne nous présente le problème et la solution sous une forme plus parfaite que Don Juan. Je me demande si, à n’envisager que la question d’art, Mozart ne serait pas celui des trois qui doit conserver l’avantage. Aux yeux du sceptique Hamlet, il n’y a, à proprement parler, ni bien ni mal, ou pour mieux dire le bien et le mal n’existent que par rapport à l’idée que nous nous en faisons. Pour Faust, le mal n’existe pas davantage, en ce sens que tout ce que l’homme accomplit, tout ce qui lui arrive de mauvais, ne saurait compter qu’en tant que période et moyens d’initiation préparant, mûrissant pour le ciel la libre intelligence. Et si don Juan finit par succomber dans sa lutte, c’est moins pour démontrer une fois de plus cette vérité d’ordre vulgaire, — qu’il faut que l’ordre moral des choses ait finalement le dessus, — que pour faire voir l’étroitesse et la mesquinerie de nos idées banales sur le bien et le mal, et préparer par là une plus large et plus pure définition du bien. Quelle misère en effet et