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amoureux, et s’en tient-il sèchement, comme un chroniqueur, aux deux ou trois petits faits extérieurs par lesquels se révèle la passion de Gilliatt ? L’histoire racontée par M. Hugo est la même sous d’autres formes et avec un autre dénoûment que celle qui est racontée dans le Décaméron de Boccace sous les noms de Chimon et d’Ephigénie ; comme le petit Chypriote lourdaud du conte de Boccace, le petit pêcheur sauvage du roman de M. Victor Hugo est transformé en héros par l’amour. Notre imagination voudrait assister et n’assiste pas à cette transformation. Le lecteur sait d’une manière générale que l’âme de Gilliatt est changée, mais il ne voit pas ce changement. Quels sont les rêves qui se sont allumés à ce premier rêve ? quelles sont les ombres riantes avec lesquelles le pêcheur dialogue le soir dans la solitude de sa maison visionnée ? quels édifices de bonheur imaginaire voit-il dans les extases de sa contemplation affectueuse et dans les songes de son sommeil ? de quels yeux voit-il maintenant la nature ? De tout cela nous ne savons rien ou à peu près rien. Gilliatt reste paysan et sauvage comme devant, ce qui est admissible pour une nature plus vulgaire et plus superficielle, mais ce qui est radicalement impossible pour un être doué d’instincts aussi nobles et d’un cœur aussi profond. Après comme avant l’éclosion de son amour, il reste trop semblable à lui-même, un arbuste épineux aux piquans énergiques et à la verdure sombre, mais où la sève de la passion n’a pas fait jaillir de fleurs, et sur lequel on n’entend chanter aucun des oiseaux de l’amour. L’amour de Gilliatt est silencieux et discret, je le veux bien ; mais c’est seulement pour Déruchette qu’il devrait être silencieux et discret, et non pour le lecteur. Du reste ce n’est pas là le seul mauvais tour que ce mutisme joue à Gilliatt, car nous le verrons plus loin diminuer l’intérêt qui s’attache à son héroïsme, comme il diminue ici l’intérêt qui s’attache à son amour. Le grand défaut de Gilliatt, c’est donc d’être un personnage tout en action et en pantomime. Figurez-vous le héros principal d’une tragédie qui ne desserrerait les dents qu’au cinquième acte, et vous aurez à peu près ce personnage, qui émeut sans attendrir, qui enlève l’estime plus que l’affection, et pour lequel bon nombre de lecteurs ont partagé le froid sentiment de Déruchette. À cette critique près, l’histoire de cet amour est d’une ingénieuse invention, et ce détail du nom inscrit sur la neige reste une des plus heureuses trouvailles poétiques de M. Victor Hugo.

Déruchette, l’objet aimé, est la parfaite antithèse de Gilliatt : autant Gilliatt vit concentré en lui-même, autant Déruchette vit en dehors d’elle-même ; autant Gilliatt est sombre, autant Déruchette est lumineuse. C’est un oiseau métamorphosé en fille et qui, ayant