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naturel des forces sans lequel on n’aperçoit jamais les plus beaux sites qu’à travers un voile de tristesse et de mélancolie. L’homme moderne doit unir en sa personne toutes les vertus de ceux qui l’ont précédé sur la terre : sans rien abdiquer des immenses privilèges que lui a conférés la civilisation, il ne doit rien perdre non plus de sa force antique, et ne se laisser dépasser par aucun sauvage en vigueur, en adresse ou en connaissance des phénomènes de la nature. Dans les beaux temps des républiques grecques, les Hellènes ne se proposaient rien moins que de faire de leurs enfans des héros par la grâce, la force et le courage : c’est également en éveillant dans les jeunes générations toutes les qualités viriles, c’est en les ramenant vers la nature et en les mettant aux prises avec elle que les sociétés modernes peuvent s’assurer contre toute décadence par la régénération de la race elle-même.

Rumford l’a dit depuis longtemps, « on trouve toujours dans la nature plus qu’on n’y a cherché, » Que le savant examine les nuages ou les pierres, les plantes ou les insectes, ou bien encore qu’il étudie les lois générales du globe, il découvre toujours et partout des merveilles imprévues ; l’artiste, en quête de beaux paysages, a les yeux et l’esprit en fête perpétuelle ; l’industriel qui cherche à mettre en œuvre les produits de la terre ne cesse de voir autour de lui des richesses non encore utilisées. Quant à l’homme simple qui se contente d’aimer la nature pour elle-même, il y trouve sa joie, et quand il est malheureux, ses peines sont du moins adoucies par le spectacle des libres campagnes. Certes les proscrits ou bien ces pauvres déclassés qui vivent comme les bannis sur le sol de la patrie ne cessent point de sentir, même dans le site le plus charmant, qu’ils sont isolés, inconnus, sans amis, et la plaie du désespoir les ronge toujours. Cependant eux aussi finissent par ressentir la douce influence du milieu qui les entoure, leurs plus vives amertumes se changent peu à peu en une sorte de mélancolie qui leur permet de comprendre, avec un sens affiné par la douleur, tout ce que la terre offre de gracieux et de beau : plus que bien des heureux, ils savent apprécier le bruissement des feuilles, le chant des oiseaux, le murmure des fontaines. Et si la nature a tant d’influence sur les individus pour les consoler ou pour les affermir, que ne peut-elle, pendant le cours des siècles, sur les peuples eux-mêmes ? Sans aucun doute, la vue des grands horizons contribue pour une forte part aux qualités des populations des montagnes, et ce n’est point par une vaine formule de langage que l’on a désigné les Alpes comme le boulevard de la liberté.


ELISEE RECLUS.