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poésie a disparu du paysage, les imaginations s’éteignent, les esprits s’appauvrissent, la routine et la servilité s’emparent des âmes et les disposent à la torpeur et à la mort. Parmi les causes qui dans l’histoire de l’humanité ont déjà fait disparaître tant de civilisations successives, il faudrait compter en première ligne la brutale violence avec laquelle la plupart des nations traitaient la terre nourricière. Ils abattaient les forêts, fasaient tarir les sources et déborder les fleuves, détérioraient les climats, entouraient les cités de zones marécageuses et pestilentielles ; puis, quand la nature, profanée par eux, leur était devenue hostile, ils la prenaient en haine, et, ne pouvant se retremper comme le sauvage dans la vie des forêts, ils se laissaient de plus en plus abrutir par le despotisme des prêtres et des rois. « Les grands domaines ont perdu l’Italie, » a dit Pline ; mais il faut ajouter que ces grands domaines, cultivés par des mains esclaves, avaient enlaidi le sol comme une lèpre. Les historiens, frappés de l’étonnante décadence de l’Espagne depuis Charles-Quint ont cherché à l’expliquer de diverses manières. D’après les uns, la cause principale de cette ruine de la nation fut la découverte de l’or d’Amérique ; suivant d’autres, ce fut la terreur religieuse organisée par la « sainte fraternité » de l’inquisition, l’expulsion des Juifs et des Maures, les sanglans auto-da-fé des hérétiques. On a également accusé de la chute de l’Espagne l’inique impôt de l’alcabala et la centralisation despotique à la française ; mais l’espèce de fureur avec laquelle les Espagnols ont abattu les arbres de peur des oiseaux, « por miedo de los pajaritos, » n’est-elle donc pour rien dans cette terrible décadence ? La terre, jaune, pierreuse et nue, a pris un aspect repoussant et formidable, le sol s’est appauvri, la population, diminuant pendant deux siècles, est retombée partiellement dans la barbarie. Les petits oiseaux se sont vengés.

C’est donc avec joie qu’il nous faut saluer maintenant cette passion généreuse qui porte tant d’hommes, et, dirons-nous, les meilleurs à parcourir les forêts vierges, les plages marines, les gorges des montagnes, à visiter la nature dans toutes les régions du globe où elle a gardé sa beauté première. On sent que, sous peine d’amoindrissement intellectuel et moral, il faut contre-balancer à tout prix par la vue des grandes scènes de la terre la vulgarité de tant de choses laides et médiocres où les esprits étroits voient le témoignage de la civilisation moderne. Il faut que l’étude directe de la nature et la contemplation de ses phénomènes deviennent pour tout homme complet un des élémens primordiaux de l’éducation ; il faut aussi développer dans chaque individu l’adresse et la force musculaires, afin qu’il escalade les cimes avec joie, regarde sans crainte les abîmes, et garde dans tout son être physique cet équilibre