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l’avait célébrée avant eux. Bien souvent, dans leurs guerres si nombreuses en Espagne et en Italie, des armées françaises ont franchi les Pyrénées et les Alpes, et cependant elles semblent n’avoir rien vu de la singulière beauté de ces régions où les voyageurs affluent maintenant des quatre coins du monde : elles n’ont été frappées que de la raideur des escarpemens et de la difficulté des sentiers. Après avoir parcouru les charmans pâturages du col de l’Argentière, après avoir vu les superbes cimes du Chambeyron, du Grand-Rubren, du Mont-Viso, François Ier ne trouvait d’autre mot pour qualifier les Alpes que celui « d’étrange pays, » et réservait toute son admiration pour les belles plaines si convoitées du Piémont et du Milanais. De même la plupart des conquistadores espagnols et portugais, ces hommes si grands par leur audace, si atroces par leur cruauté, semblent ne pas avoir vu cette admirable nature du Nouveau-Monde, au milieu de laquelle ils se trouvaient transportés comme par magie. Les hautes montagnes, les forêts vierges, la mer bleue et transparente, tout cela était un rêve pour eux ; leurs yeux avides ne cherchaient que les veines d’or à travers l’épaisseur des roches et du sol.

Dans les temps modernes, Rousseau, né lui-même au pied des Alpes, fut le premier révélateur des joies qu’on éprouve au milieu de la nature sauvage, en vue des grands lacs, des forêts libres et de la magnifique perspective des horizons de montagnes. Et pourtant, en dépit de son amour si profond et si sincère pour la solitude, en dépit de la misanthropie qui lui faisait prendre en aversion jusqu’aux traces mêmes de l’homme, Rousseau ne se hasarda point dans les hautes vallées, sur les couloirs de neige ou sur les champs de glace ; il se contenta de parcourir et d’admirer les paysages de la base des monts où les demeures et les cultures attestent le travail et le séjour du laboureur. Quant à Chateaubriand, ce grand artiste qui a su pourtant peindre avec largeur quelques vues de la mer et des fleuves puissans du Nouveau-Monde, il trouva les Alpes trop hautes pour lui, et refusa nettement la beauté à « ces lourdes masses, » qui ne lui semblaient « pas en harmonie avec les facultés de l’homme et la faiblesse de ses organes. » Il affirme que « cette grandeur des montagnes, dont on a fait tant de bruit, n’est réelle que par la fatigue du voyageur ; » partout où la masse des pics trop rapprochée emplit le champ de la vue et ne forme pas un simple décor à l’horizon, il trouve les monts « hideux. »

De nos jours, il ne se trouverait sans doute guère d’hommes assez hardis pour soutenir les mêmes propositions que Chateaubriand et confesser aussi nettement leur impuissance à comprendre la nature sous l’un de ses plus grands aspects. L’éducation