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sincère, — Youssef Caram n’a jamais eu, il faut le dire, que deux idées dans son bagage politique : une haine inébranlable, à la fois instinctive et raisonnée, de l’occupation turque, et une haine beaucoup moins raisonnée des cheiks et émirs, dont, par une contradiction qui n’appartient pas exclusivement aux ultra-démocrates de Syrie, il revendique pour lui-même les privilèges et préséances. D’une part, Caram n’allait donc pas manquer de jeter le cri d’alarme devant la double et significative menace résultant de la faveur subite accordée aux détachemens turcs et de l’effacement systématique de la milice indigène, qui, surtout depuis la modification du règlement, restait l’unique symbole, l’unique garantie saisissable de la nationalité[1]. D’autre part, il n’était pas à craindre que ce cri d’alarme eût dans le pays un écho général : soulevée par l’ennemi juré de l’aristocratie locale, la question des franchises libanaises n’allait trouver qu’indifférence glaciale, au besoin même hostilité ouverte, dans cette aristocratie, qui est cependant au fond l’adversaire le plus intéressé des empiétemens de la Porte. En un mot, Caram, dont il semble écrit que ses meilleures intentions aboutiront à contre-sens, réalisait doublement ici l’idéal de la politique turque : il allait exciter et diviser. Il ménageait à la fois à l’invasion turque un prétexte et une diversion. La Porte. avait d’ailleurs pris ses précautions pour que ni Davoud-Pacha ni Caram ne pussent éluder le conflit. Si, comme on en a la preuve, l’évasion du chef maronite avait été sciemment favorisée par l’autorité de Smyrne, ce n’était pas moins une évasion ; l’irrégularité de sa position suffisait à le constituer en révolte ouverte.

On débuta de part et d’autre par la comédie orientale de rigueur, chacun voulant garder le bénéfice de la défensive et laisser à son adversaire la responsabilité de l’agression. Caram déclarait bien haut borner ses prétentions à n’être plus mis hors le droit commun, à vivre paisiblement sur ses terres sans rien entreprendre au-delà de ce que pourrait autoriser le cas de légitime défense. Seulement ce terrain de défense personnelle, d’où il prétendait ne pas vouloir sortir, avait un rayon singulièrement étendu. C’est le nord tout entier du Kesraouan qui montait la garde autour de Youssef-Beg, et aurait-il voulu modérer l’enthousiasme ombrageux des paysans, le

  1. Le règlement de 1861 avait écarté l’indigénat et supprimé la féodalité, qui n’était elle-même que l’indigénat fractionné, l’indigénat transporté dans le canton et la commune. Au nom de certaines nécessités d’organisation que nous ne contestons pas en principe, mais qu’un gouverneur à tendances turques peut faire tourner au profit de l’absorption ottomane, le règlement de 1864 a complété cette œuvre d’effacement en enlevant aux chefs de communauté les nominations politiques et judiciaires qui leur avaient été primitivement déférées. Maintenues comme moyens de division, les communautés sont ainsi annulées comme centres de ralliement et d’action.