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ne saurait citer de personnage plus remarquable que le professeur Tyndall, un de ces hommes rares chez lesquels l’intelligence, la sagacité, la pénétration du savant, ne nuisent aucunement aux émotions de l’artiste. Après s’être débarrassé par de petites ascensions préliminaires de la « mauvaise graisse » amassée pendant l’hiver dans son laboratoire de Londres, l’intrépide gravisseur ne craint pas de monter seul en manches de chemise à l’escalade du Mont-Rose. « On ne sait pas ce qu’il y a de force dans quatre onces de nourriture, » dit-il en constatant au départ qu’il a pour tout viatique un simple morceau de pain. Une autre fois lui et plusieurs compagnons attachés ensemble par une corde glissent la tête la première sur une pente de neige au-dessous de laquelle s’ouvre brusquement un précipice. Pendant la formidable descente, il calcule avec la plus complète présence d’esprit toutes les chances de vie et de mort, et de concert avec un guide qu’il sent instinctivement travailler avec lui, il emploie si bien son bâton, ses bras, ses jambes, que la grappe d’hommes lancée à toute vitesse s’arrête en fin au bord de l’abîme. Toutefois c’est lorsque M. Tyndall brave les fatigues et le danger pour résoudre un problème de science que son audace et sa persévérance doivent être le plus admirées. Il est beau de le voir en plein hiver se frayer un chemin à travers les neiges qui lui viennent jusqu’à l’épaule et se hasarder au-dessus des crevasses cachées où il court risque de s’engouffrer, afin de pouvoir, du haut d’un observatoire perdu dans la brume ou dans la tourmente de neige, mesurer rigoureusement la marche lente des jalons plantés de distance en distance dans le glacier de Montanvert.

Grâce à ce puissant amour de la nature qui le pousse à tous ces faits d’audace et à ces explorations difficiles, le célèbre professeur, qui sans aucun doute doit chérir sa propre gloire, en est arrivé à placer l’équilibre moral et physique de son être bien au-dessus de sa renommée scientifique. La santé complète de sa personne, c’est-à-dire la joie de vivre en faisant effort de ses muscles et de sa pensée, la tient plus à cœur que l’opinion des contemporains et de la postérité sur la valeur de ses travaux. « Vous savez, écrit-il à un ami, vous savez combien peu de cas je fais de mes recherches scientifiques sur les Alpes. Les glaciers et les monts ont pour moi un intérêt bien supérieur à celui de la science. J’ai trouvé en eux des sources de vie et de joie ; ils m’ont fourni des tableaux et des souvenirs qui ne s’effaceront jamais de ma pensée ; ils ont fait passer dans toutes mes fibres la conscience de ma virilité, et maintenant la raison, l’âme et le corps travaillent de concert chez moi avec une force joyeuse que n’altèrent jamais ni la faiblesse ni l’ennui. La pratique des montagnes a élevé le niveau de mes jouissances et fait rivaliser mon cœur avec le vôtre dans son amour de