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vraisemblance de son rôle de pacha anti-turc. Déguisement ou non, son costume arabe ne faisait pas un pli. La vigueur avec laquelle Davoud-Pacha repoussa les prétentions de la ferme ottomane, qui voulait (1863), au mépris des franchises locales, étendre à la montagne l’énorme taxe dont venait d’être grevée dans le reste de l’empire la culture du tabac, acheva de rompre la glace entre lui et les Kesraouanais, particulièrement intéressés dans la question, et bientôt après, sous l’impression des beaux sentimens français et libanais dont il avait fait étalage à l’occasion de la visite du prince Napoléon, l’adhésion expectante d’une bonne moitié du nord se traduisait en véritable explosion de popularité. Attiré de ce côté par de certaines odeurs d’encens auxquelles il n’est pas insensible, il y reçut une ovation sans précédais. Les chants improvisés pour la circonstance roulaient fréquemment sur ce thème : « le sultan français est notre sultan, et Davoud-Pacha est notre prince. « Eh bien ! à ce moment si décisif, comme dans les autres occasions favorables qu’il avait eues sous la main, Davoud-Pacha ne fit pas même une tentative pour régulariser l’administration du Kesraouan, et il déguisait même fort peu le vrai motif de son abstention. Au moment où la conférence de Constantinople allait se prononcer sur l’expérience du règlement, il était, selon lui, d’un bon effet que la seule partie du Liban où l’ordre ne régnât pas, où l’impôt ne se payât pas, où la justice ne fonctionnât pas, fût justement celle qui relevait officiellement de l’émir Medjid[1], personnification attitrée de l’indigénat, et moralement du patriarche maronite, c’est-à-dire de la plus puissante, de la moins contestée des influences indigènes. On peut donc dire de Davoud-Pacha que, si sa qualité d’étranger l’a indirectement servi dans l’organisation des districts mixtes, ses préoccupations d’étranger ont directement contribué à la désorganisation du Kesraouan.

Là ne devaient malheureusement pas se borner les sacrifices intéressés, presque forcés, de Davoud-Pacha à sa position de fonctionnaire étranger et amovible. Désormais assuré du patronage de la France, dont il s’était exclusivement préoccupé jusque-là de désarmer les derniers scrupules, le gouverneur se dit qu’il était temps de se mettre en règle avec la Porte. Il avait tout à la fois de ce côté beaucoup à se faire pardonner et beaucoup à se faire accorder. Dans quelle proportion chacun de ces mobiles a-t-il agi ? Quelle est la part de la sincérité, quelle est la part des arrière-pensées dans la transaction conclue ? Les nizams qui campaient l’autre jour sous les cèdres de Salomon ont jusqu’à nouvel ordre remporté ce secret dans leurs gibernes. Ce que nous savons, c’est

  1. Il s’était laissé nommer moudir du Kesraouan.