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années une si féconde entente s’établît tacitement entre les deux élémens ennemis d’une part, entre ceux-ci et l’administration de l’autre, il faut bien que ce petit pays, si audacieusement représenté comme réfractaire à toute notion d’ordre, pousse au contraire l’aptitude politique jusqu’à une sorte de science instinctive du gouvernement. Le très grand, mais l’unique mérite de Davoud-Pacha, c’est d’avoir su tour à tour se faire l’excitateur et l’agent de cette précieuse et caractéristique prédisposition de l’esprit national.

Ici se présente une question que Davoud-Pacha aime fort à poser, — pour le plaisir bien permis de l’entendre résoudre négativement : un gouverneur indigène, tel que le demandait la France, aurait-il pu si bien tenir tête à la situation violente créée par le dernier régime ? Peut-être non ; mais ce qu’il y a de bien certain, c’est que cette situation était le produit visible, tangible de l’immixtion non indigène. La caïmacamie druse, où les antagonismes de race, inconnus jusqu’à la chute de l’émir Béchir, venaient d’aboutir aux horreurs qu’on sait, se trouvait depuis 1841 sous la tutelle active et immédiate des pachas de Beyrout. La guerre de classes qui, dans la même période, avait éclaté sur un point de la caïmacamie chrétienne n’était encore, on l’a vu, que le contre-coup de l’influence anglo-turque. Quels sont au contraire les districts qui traversèrent impunément cette néfaste période ? Ce sont ceux où l’homogénéité d’intérêts, de préjugés, de croyances, de défiances, ne laissait aucune prise à l’immixtion directe ou indirecte de la Porte, — ceux-là mêmes dont Davoud-Pacha avait eu tant de peine à faire fléchir l’exclusivisme national avant qu’il songeât à l’exploiter. — Si l’on voulait à tout prix que le bien accompli et le mal évité dans les deux premières années du nouveau régime n’aient pu l’être que par un gouverneur non indigène, il faudrait donc tout au moins reconnaître que le remède n’a pu agir ici qu’homœopathiquement.

Tout ce qu’on peut dire d’incontestable en faveur du non-indigénat, c’est qu’un gouverneur libanais, par cela même qu’il n’eût soulevé ni craintes ni préventions, n’aurait pas eu le bénéfice de la réaction dont Davoud-Pacha s’est si utilement et si habilement servi pour gagner, pacifier et organiser le pays mixte ; mais comment avait-il provoqué cette réaction ? En prenant systématiquement et sur toutes choses le contre-pied des traditions turques. Comment l’avait-il développée et fixée ? En s’identifiant à tous les intérêts, à toutes les susceptibilités, à toutes les répugnances indigènes[1]. Disons plus, il n’eût tenu qu’à lui d’englober dans cette réaction

  1. Il poussait à cet égard le scrupule ou, si l’on veut, la courtisanerie jusqu’à changer contre un riche costume arabe de fantaisie son disgracieux uniforme de pacha. Cette transformation provoqua bien quelques demi-sourires ; mais dès qu’on eut vu qu’elle ne s’arrêtait pas au costume, elle devint réellement un nouvel élément de popularité.