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Par une anomalie non moins curieuse et non moins logique, la facilité des contribuables se manifestait en raison directe des prétextes ou des motifs d’insolvabilité dont ils auraient pu se prévaloir. Pour ne parler que de la portion ralliée de l’ancienne caïmacamie chrétienne, tandis que le Meten, à peine effleuré par la catastrophe de 1860, se faisait plus ou moins prier pour payer l’impôt, c’est l’ancienne caïmacamie druse, ce sont les deux moudirats dévastés du Chouf et de Djezzin qui donnaient l’exemple du bon vouloir. La raison en est fort simple : les populations décimées et ruinées en 1860 étant justement celles qui avaient été le plus rudement pressurées dans la période antérieure, c’est principalement pour elles que l’impôt, même doublé, mais dégagé de son inique accompagnement d’autrefois, constituait un bénéfice net. C’est pour elles surtout que le cadastre réservait de larges restitutions, et qu’il y avait intérêt à se mettre en mesure d’en profiter. Sans avoir certes ces raisons d’empressement, les Druses ne restaient pas de leur côté en arrière, et mettaient même à s’exécuter un surcroît de ponctualité, un ensemble, qui trahissaient le mot d’ordre de caste. Les nombreuses familles en particulier que l’émigration druse de 1860 avait privées de leurs chefs ou de leurs soutiens n’épargnaient rien pour se faire bien noter, dans l’espoir d’obtenir de Davoud-Pacha qu’il autorisât ou tolérât leur retour. Par une bizarre symétrie de situations, c’est donc encore ici, comme du côté chrétien, quoique sous un jour moins intéressant, c’est dans la fraction la plus appauvrie des contribuables que se manifestait le plus de zèle à s’acquitter. Davoud-Pacha utilisa si bien cette docilité calculée des Druses, qu’outre l’impôt courant ils payèrent une notable partie de leurs arriérés et, qui plus est, de forts à-comptes sur les trois ou quatre millions de francs que, lors de la guerre de Crimée, par la fausse promesse de fournir un contingent, ils avaient littéralement escroqués à la Porte.


III

En somme, dans l’œuvre d’organisation comme dans l’œuvre de pacification, jamais gouvernement plus désarmé n’avait plus rapidement et à meilleur marché vaincu des obstacles de toute nature. Une part incontestable revient dans ce résultat à l’honnête habileté avec laquelle Davoud-Pacha dérouta dès les premiers jours les défiances qui l’avaient accueilli ; mais ce qui facilita surtout sa tâche, c’est que ces populations mixtes, desquelles tout au plus il avait droit d’attendre une inerte bienveillance, lui prêtèrent un concours actif et constamment raisonné. Pour qu’au sortir de cette école de haines meurtrières et d’anarchie où la Porte les tenait depuis vingt