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LES SEPT CROIX-DE-VIE.

grand bien de sa mère, dont elle était la maîtresse, était toujours très parée. Le soleil se couchait, de l’autre côté de la rivière, au milieu d’épaisses vapeurs. Il était tombé une grande ondée vers la fin du jour : les gouttes d’eau ruisselant dans le creux des feuilles roulaient de toutes parts sur le sol avec un bruit régulier ; quelques perles de ce cristal humide inondèrent soudain la chevelure de l’intrépide promeneuse. Elle leva la tête, et dans les arbres qui bordaient la rive reconnut des frênes ; elle les aimait : le frêne est aussi un arbre des montagnes ; il y croît même plus haut que le chêne, au-dessous des sapins, dans la région des grandes hêtrées.

Mais ce qui invitait surtout Mlle de Bochardière à cette promenade, ce n’étaient pas seulement ces arbres et la rivière, c’était le but où menait le chemin. Là se dressait un bloc énorme de grès jadis séparé du coteau voisin par quelque tressaillement de la terre et couvert de cent espèces de lichens aux couleurs vives et variées ; l’eau du ciel, séjournant dans les anfractuosités du sommet et coulant ensuite le long de la pierre, l’avait, en un endroit, si largement creusée, qu’on eût dit un ouvrage fait de main d’homme, car il figurait assez bien un siége. Cela s’appelait dans la contrée la chaise de la marquise, parce qu’une dame de Croix-de-Vie avait aimé, comme Violante, à venir s’y asseoir en face de la Sèvre. Et Violante souvent s’était plu à penser que cette marquise était peut-être bien comme elle une fille des Alpes en exil ; elle venait là peut-être, elle aussi, chercher un lointain souvenir de ces couchans superbes, une image effacée de ces puretés infinies de l’espace qu’on ne voit en aucun autre endroit du monde. Hélas ! ce qu’on découvrait de la chaise de la marquise, de ces humbles grès jouant les roches alpestres, comme l’if de nos jardins joue le sombre et colossal epicea de la Dôle, ce n’était pas l’immensité : c’était du moins un coin de l’espace, un pan du manteau céleste se déroulant sur une terre ouverte.

Le bois dominait la rive où Violante venait de s’asseoir, mais une route passait sur la rive opposée ; puis s’étendaient des prés, des champs, des moissons vertes, de l’herbe mûrissante et fleurie ; plus loin fuyait un horizon de coteaux où grimpaient à l’assaut les maisonnettes et les villages, et que couronnait parfois un castel. Ces ondulations, semblables aux larges vagues arrondies que l’haleine de la mer soulève dans les jours de calme, se poursuivaient, se repoussaient, se renouvelaient, devançant toujours la pensée, échappant au regard, et ces plis de terrain pressés, le crépuscule prochain, l’atmosphère ébranlée par l’orage à peine dissipé, produisaient ce lointain aérien qui a tant de charmes et que ce pays fermé connaît si peu. Quelques nuages courant au plus haut des airs, quel-