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LES SEPT CROIX-DE-VIE.

accueilli comme devait l’être le dernier rejeton de ce vieil arbre de gloire. Qui pouvait dans tout Versailles se vanter d’une antiquité pareille à celle des Croix-de-Vie ? Martel Ier brûlait de tirer l’épée, mais le roi en ce temps-là n’avait pas de guerre. Qu’on se figure l’impatience d’un gentilhomme de qualité si haute réduit à l’oisiveté, et la douloureuse surprise d’un homme pieux au milieu de cette cour dissolue ! La morne tristesse de ses jeunes années s’empara de nouveau de ce grand cœur. M. de Croix-de-Vie quitta Versailles et se retira à Paris pour y attendre une plus heureuse fortune et les tardifs amusemens des champs de bataille, seuls dignes de son nom. On était alors en 1720, il venait d’avoir trente-trois ans. »

Violante répéta tout haut : « trente-trois ans ! » Et en même temps elle se laissa tomber dans le fauteuil de son père, devant le bureau, à la place où l’avocat s’était assis de longs jours, de longues nuits peut-être, pour écrire ces choses enveloppées de ténèbres. Le livre vert était là toujours ; mais ses yeux n’y étaient plus attachés, ils erraient au hasard dans la chambre, ils se perdaient dans l’abîme ouvert de ses pensées. Elle songeait à la sombre humeur de Martel Ier, à la marquise Yolande, à cette mort mystérieuse s’il fallait en croire les rumeurs du peuple ignorant, à cette mort d’ailleurs si bien expliquée par les médecins.

« Dieu se plaît à éprouver les siens, reprenait le manuscrit. De noires calomnies coururent bientôt sur l’existence que menait à Paris le marquis Martel. Nous ne daignerons pas les réfuter ici ; notre cœur n’est déjà rempli que de trop d’amertume à cet instant où il faut en venir à raconter la fin de ce généreux seigneur. Le marquis s’était lié, imprudemment sans doute, avec l’un de ces aventuriers hardis, habiles à porter le masque de l’honnête homme, qui de tout temps ont été nombreux dans la grande ville. Celui-ci était de bonne souche, et nous avons eu quelque peine à retrouver son nom ; il s’appelait Lesneven. Vers cette époque, M. de Croix-de-Vie, malgré sa douceur naturelle et sa religion, eut une querelle, et un combat s’ensuivit. On sait qu’il eut lieu dans la forêt de Vincennes, et que le marquis tua, bien malgré lui, son adversaire, qu’il aurait voulu ménager. Malheureusement ce jeune homme, mestre-de-camp des armées du roi, était le dernier rejeton et le chef d’une famille ducale qui s’éteignit avec lui. M. de Croix-de-Vie, réduit à se tenir caché, n’eut d’autres ressources et d’autres distractions dans sa retraite que la compagnie de ce Lesneven dont nous avons déjà parlé et qui seul en avait le secret. On sait encore que ce misérable, abusant de la confiance de son noble et aveugle ami, lui extorqua de grosses sommes qu’il jeta dans des spéculations effrénées. Paris et la France en 1720 étaient en plein système, emportés