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laissez pas échapper un cri, pas un mot sur ce que je vais vous dire. C’est que demain on installe un nouveau garde-général des forêts dans le canton. Il visitera le bois de l’Étendard, qui était à nous autrefois et qui est à l’état maintenant, et pour gagner la forêt de Sainte-Marie de l’autre côté de la rivière, il pourrait passer par Croix-de-Vie…

— Eh bien ? dit l’abbé.

— Cela vous paraît chose de bien peu qu’un nouveau garde-général ; mais quand vous saurez le nom de celui-ci !… Tenez-vous ferme, monsieur l’abbé, il se nomme Lesneven… Le chien Magnus, qui était retourné à son poste sur le seuil de la chambre, se mit à pousser un gémissement sourd. — Paix, Magnus ! fit Chesnel.

— Magnus, viens près de moi, dit la voix du marquis de Croix-de-Vie dans la chambre.

L’abbé de Gourio était debout, plus pâle encore que de coutume. C’est lui qui, à son tour, s’accrochait au bras de Chesnel. — Lesneven ! lui dit-il à l’oreille. Quoi ! est-ce donc un descendant de celui…

— Que sais-je ? dit Chesnel, je n’irai point le lui demander sans doute !…

— Courbons la tête, balbutia l’abbé ; il faut admirer les voies de la Providence, même quand elles sont cruelles…

— Mais, lui demanda Chesnel en le retenant, où donc allez-vous ?

— Je voudrais sortir d’ici. Je l’avoue, je ne resterais là, sous ce portrait, pour rien au monde.

— C’est vrai, reprit Chesnel avec cette terrible ironie qui sifflait quelquefois à travers sa tristesse comme une bise moqueuse qui fait rage dans les nuits d’automne ; je conviens qu’il vaut mieux regarder cet autre portrait : c’est Martel II. Il avait bien trente-trois ans comme les autres quand il est mort. Il porte un habit de général. Ne dit-on pas qu’il a été tué à l’ennemi comme Martel IV, son petit-fils ? Pour celui-là cependant, la chose est moins sûre..

— Magnus s’agite, dit l’abbé ; mon cousin s’éveille.

— Quant à Martel III que voici, reprit l’impitoyable Chesnel, qui, tenant l’abbé par la main, le conduisait tout le long de la muraille devant ces portraits, il n’avait servi le roi que dans sa première jeunesse. Trente-trois ans aussi ! Il songeait bien alors à faire la guerre !… Bonne vie, monsieur l’abbé, mais quelle mort ! Empoisonné par sa maîtresse. La marquise Yolande, la femme de Martel Ier, était morte empoisonnée aussi… Il y a des revanches ; mais était-on bien sûr que cette pauvre fille fût coupable ? Elle n’en a pas moins été pendue.