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REVUE DES DEUX MONDES.

— Je sais que j’ai entendu dire beaucoup de choses qui n’ont pas l’air de s’arranger trop bien ensemble. Chesnel a du temps pour réfléchir auprès de lui, qui rêve toujours ; mais pensez-vous que le danger soit si prochain, et que Mme la marquise ait raison d’avoir si grand’peur ?

— Je pense… répondit l’abbé, secouant la tête.

— Qu’elle a tort au moins de montrer sa peur, n’est-ce pas ? Pour cela oui ! ils sont ainsi faits les maîtres. Ils ne cesseront jamais de croire à la fidélité de ceux qui mangent leur pain. Ils ne voient point que les temps sont changés !

— Prends garde, dit M. de Gourio en souriant, tu te disais bon chrétien tout à l’heure, et tu ne sais que te méfier de tes frères…

— Que voulez-vous ! je ne suis sur que de moi. S’il s’agissait de le défendre lui ou les siens, et vous tout le premier, je sais ce que je vaux, monsieur ; vous me verriez à l’œuvre. J’ai passé de tout temps pour le meilleur tireur de la paroisse, et je ne crains rien ; quoi que vous en disiez, je ne me connais pas de péché mortel.

— Je le crois, repartit l’abbé ; mais n’es-tu pas bien près d’en commettre un, Chesnel, puisque la pensée de verser le sang ne te déchire point le cœur ?

— Bah ! dit Chesnel, je n’ai respiré que cette odeur-là toute ma vie. Mon père m’enseignait à la reconnaître dans le bois. Il me menait le long des fossés et me disait : Jean Chesnel, il y a ici des morts. Depuis, je suis entré dans cette maison, où les murs racontent des choses… Oh ! il y a des momens où moi aussi je me crois fou, monsieur l’abbé… Écoutez, reprit Chesnel, il a trente-trois ans et deux mois depuis hier !

— Oui, oui, j’ai compté les jours de cette année.

— Et pourquoi a-t-il fait placer ici ce matin, sous ce portrait, son fauteuil et sa table ? vous me le demandiez à l’instant : pourquoi ?

— Que sais-je ?

— Qui le sait ? qui peut deviner ce qu’il roule dans sa pauvre tête malade durant des journées, des nuits entières, où il ne peut dormir, où il ne parle point ? qui le sait ?

— Dieu ! murmura l’abbé,

— Dieu veuille donc le tirer d’ici ! fit Chesnel. Il m’est venu l’idée qu’il avait suscité cette révolution à cause de lui. Les bleus vont revenir…

— Il n’y a plus de bleus, dit l’abbé.

— Il y a ceux qui les remplacent. Ils s’avanceront dans la chênaie sans ordre, les rangs rompus. Est-ce qu’ils savent marcher sous le bois, dans les houx ? Oh ! nous en aurons fini avec leur