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LES SEPT CROIX-DE-VIE.

vous, qui a la lenteur et la majesté des oracles. Tenez, l’abbé, je ne vous veux point de mal, mais le souvenir m’emporte. Votre mère m’a bien fait souffrir. Elle me disait : Vous vous consolerez, ma sœur, vous oublierez vos chagrins et vos terreurs, car vous êtes frivole

— Jalousie de cadette, murmura M. de Bochardière, sans regarder l’abbé de Gourio.

— Oh ! il ne manquait point dans mon entourage de bons parens comme elle, pour trouver que je devais vivre désormais dans ce château à la façon d’une recluse dans sa cellule ou dans sa tombe ; mais où donc en aurais-je pris la force ? Il y a des malheureux enfin qui n’ont pas le goût de la solitude. Ni votre mère, ni vous, mon neveu, n’avez jamais connu le supplice de vivre des jours, des mois, des années, un demi-siècle peut-être, avec une pensée qui rampe autour de nous, qui nous épie, qui soudain nous enlace et nous dévore. Avez-vous éprouvé ce que c’est que de ne s’endormir jamais que vaincue, épuisée, de voir du sang dans ses rêves, de n’avoir qu’un fils, un seul, et de pressentir, et de craindre, et d’attendre ?… Seigneur, Seigneur, vous êtes sans pitié !… Eh bien ! non, je n’ai pas su demeurer seule, en face de moi-même, dans cette maison du destin. Je n’ai pas toujours écouté ceux qui voulaient me tenir captive là-haut, peut-être dans la chambre des Morts. J’ai reçu des hôtes, j’ai donné des fêtes dans ce sombre Croix-de-Vie. Hélas ! j’ai lu souvent que la matinée qui suit une soirée de plaisir est amère. J’ai connu, moi, dans ces lendemains-là, bien plus que de l’amertume. Il n’y a pas de mots pour rendre les vraies angoisses. Ils ne connaissent rien, ceux qui n’ont pas senti comme moi chaque matin, en s’éveillant, le froid d’un glaive qui leur perce le cœur. C’est la première pensée qui se fait jour. Lorsque j’étais encore jeune et que mon fils était un petit enfant, je me jetais hors de mon lit, je courais, folle de peur, à sa chambre. Ah ! Dieu, qui se plaît à se jouer de nos terreurs mômes, aurait bien pu devancer le terme marqué !… Je m’assurais que mon fils respirait encore. Le ciel est patient, il sait attendre ; il veut sa victime forte et mûre, et il laisse aux Croix-de-Vie l’enfance et la jeunesse. Ce que je faisais, je le fais encore, et l’on sait ici que je vais, en me levant, à la chambre du marquis… Mais alors je saisissais mon enfant dans mes bras, je l’emportais dans mon oratoire. Il m’interrogeait, il voulait savoir pourquoi mes larmes coulaient sur son visage et ce que je demandais à Dieu quand je priais. Quelle folie ! je demandais que mon fils ne grandît point, que jamais il ne devînt un homme. Et chaque année qui s’écoulait me montrait combien mes prières étaient vaines. Il grandissait, je n’osais plus