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mutuels qui faisaient traîner en longueur les délibérations les plus simples changeaient ainsi de direction et tournaient au profit de l’expédition des affaires.

Ce n’était pas tout que d’avoir intéressé les juges à la célérité ; il fallait, chose bien autrement difficile, y intéresser les parties citées, pour qui l’abolition des garnisaires et le droit nouveau d’opposition et d’appel multipliaient les expédiens dilatoires. Davoud-Pacha ne donna pas le temps à la chicane arabe de s’installer dans ces positions. A la pratique des citations orales, dont les porteurs auraient consenti, moyennant bakchich, à ne jamais rencontrer les destinataires, il commença par substituer le mode européen des citations écrites, avec date certaine, et dont la simple remise à domicile entraînait l’obligation de comparaître. Par une seconde innovation d’autant plus adroite que des moyens croissans de coercition s’y déguisaient en tolérance, la citation, au lieu d’être définitive comme en Europe, alla jusqu’à trois sommations, entraînant, en cas de non-comparution, la première une amende, la seconde une autre amende plus forte, la troisième un jugement par défaut suivi d’exécution. Enfin, et c’était l’essentiel, Davoud-Pacha fit passer en règle que dorénavant les dépens seraient à la charge des parties déboutées ou condamnées. D’un bout à l’autre de la procédure, la chicane et la mauvaise foi se heurtaient ainsi à quelque avertissement comminatoire ou à quelque pénalité.

C’est en lui prodiguant les délais, c’est-à-dire en paraissant composer avec elle, que Davoud-Pacha avait eu raison de l’inertie des parties citées en matière civile, et c’est par un procédé analogue qu’il assura l’exécution des jugemens. Il ne fallait pas de longtemps songer ici au mode, ailleurs si expéditif, de la saisie et de la vente forcée. On était trop près de l’époque où l’incendie des maisons, la mutilation des oliviers et des mûriers punissaient toute atteinte à la franc-maçonnerie de famille, de localité ou de caste, pour qu’un seul acquéreur eût osé se présenter. Comme du reste la formalité de l’enregistrement était jusque-là complètement inconnue au Liban, il n’eût tenu qu’à la partie condamnée de frustrer l’autre partie en simulant des hypothèques ou une vente antérieure[1]. La prise de corps n’offrait pas moins d’impossibilités pratiques et morales. Outre qu’elle répugnait aux mœurs et aux traditions du pays, fort ombrageux en matière de liberté individuelle, et pour qui les garnisaires avaient été jusque-là le plus violent moyen de contrainte civile, tel était le chaos procédurier légué par l’anarchie précédente que la moitié de la population se serait trouvée dans le cas d’être incarcérée pour le compte de l’autre moitié. Ce n’est

  1. Le règlement a rendu cette formalité obligatoire.