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prétention que le despotisme troublerait de la façon la plus vexatoire la sécurité de la vie moderne. Ce qui, dans les complications présentes, trouble et irrite surtout les esprits et les intérêts, c’est justement le procédé employé par les cours allemandes, c’est la querelle s’engageant par les mesures muettes avant d’avoir été avouée par des explications et des revendications publiques, c’est la politique pratiquée comme une conspiration portant ses coups en silence, — c’est devant tout cela l’absence totale d’un système français défini, connu et débattu par la France. On dirait presque un retour à la brutale et perverse barbarie d’un autre âge : nous ne connaissons rien qui pût être plus douloureusement offensant pour la civilisation de notre époque.

Il serait aujourd’hui puéril de s’opiniâtrer à dire que la France, en présence de cette crise de l’Allemagne qui enveloppe déjà l’Italie, a un système, la neutralité. La neutralité devant une complication qui peut devenir si vaste ne saurait être une doctrine française, elle ne peut être qu’un mot servant à couvrir encore un système inavoué, ou l’absence de tout système. Qu’est-ce en effet qu’une neutralité que le premier événement doit faire disparaître ? La neutralité véritable implique le désintéressement absolu ; or personne n’osera soutenir que nous sommes désintéressés dans tout ce qui pourra se passer en Allemagne ou en Italie. Chose curieuse, lorsqu’il y a trois ans dans les affaires de Pologne et de Danemark l’Angleterre aima mieux subir l’humiliation de son autorité morale que de s’engager par des actes efficaces dans les affaires du continent, — lorsque l’Angleterre érigea en théorie son abstention, elle fut beaucoup raillée ici. Qui eût dit qu’on en viendrait si tôt à l’imiter, et qu’on nous proposerait son exemple comme le plus haut degré de la sagesse et de l’habileté ?

Mais les différences qui séparent la situation de l’Angleterre de celle de la France frappent tous les yeux. Pour l’Angleterre, la neutralité à l’égard des affaires continentales peut être non une attitude passagère, mais une réalité. Il peut arriver bien des choses sur notre terre ferme sans que l’Angleterre en soit affectée passivement ou activement. Qu’importe à l’Angleterre que la répartition des forces en Allemagne soit modifiée au profit ou au désavantage de la Prusse ou de l’Autriche ? Que lui importe que l’Italie perde ou gagne une province ? La force d’expansion de l’Angleterre n’est point en Europe : elle est dans l’Inde, dans la Chine, dans l’Australie, dans l’Amérique du Nord ; une lutte avec des tribus sauvages de la Nouvelle-Zélande a parfois plus d’intérêt pour elle qu’un changement d’équilibre sur notre continent. La concurrence des États-Unis a bien plus de quoi la préoccuper que l’agrandissement de la Prusse. Les Anglais au surplus sont conséquens. La politique obstinément pacifique qu’ils ont adoptée, l’éloignement qu’ils montrent aujourd’hui pour les aventures diplomatiques européennes, sont des principes que l’école de Manchester leur a inculqués en même temps qu’elle les convertissait au libre échange dans la politique