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prendre les paysans lésés par le cheik ou sa clientèle, c’était de ne pas s’attirer un redoublement d’oppression par des impatiences inutiles, dont l’oppresseur avait mille moyens de se venger comme chef de la police locale, comme fermier ou sous-fermier de l’impôt, souvent même comme seigneur terrien.

Même dans les instances où le cheik était neutre entre les parties et laissait le champ libre à l’intervention des tribunaux de caïmacamie, le plaideur pauvre n’était guère plus avancé. Stylés au mépris de leurs devoirs par le sentiment du profond discrédit où était leur autorité, soustraits à tout contrôle, vu qu’il n’y avait pas ici de cour d’appel, enfin peu ou point rétribués, ce qui criait vengeance dans la conscience de l’Oriental, complètement étranger au point d’honneur des fonctions gratuites, ces tribunaux prononçaient en faveur de qui les achetait. L’innovation si recommandée de la pluralité des jugés et de la concentration du pouvoir judiciaire au chef-lieu n’était qu’un mauvais excitant de plus pour cette magistrature vénale, dont la responsabilité s’annulait en devenant impersonnelle, et qui, n’ayant qu’un contact fortuit avec la majorité des justiciables, les rançonnait au passage avec le sans-gêne du Bédouin prélevant son impôt sur l’étranger qui traverse le territoire de sa tribu. C’est au point que toute une industrie s’était fondée là-dessus : des spéculateurs prenaient à l’entreprise les réclamations les plus insoutenables pour vendre ensuite leur désistement à la partie adverse, qui s’estimait heureuse d’échapper à ce prix à l’alternative de payer beaucoup plus cher le gain de sa cause ou de courir les chances d’une condamnation. Cette industrie était encore facilitée par l’importation de l’étrange principe de jurisprudence musulmane qui met les dépens de l’instance à la charge des gagnans, obligés ainsi d’acheter le jugement même après avoir acheté les juges[1]. En somme, là où le faible et le pauvre n’étaient pas systématiquement sacrifiés au puissant et au riche, le bon droit constituait à lui seul une infériorité. Dans cette caverne judiciaire, où quiconque ne trichait pas était dupe, le faux témoignage et le faux en écriture publique ou privée étaient devenus des expédiens courans de procédure, — ce que du reste il ne faut pas juger avec toute la rigueur du point de vue européen. — Croyant de très bonne foi qu’il est toujours temps de désarmer Dieu par un

  1. J’ai eu la curiosité de demander séparément à un jurisconsulte arabe et à un jurisconsulte turc la raison de ce fait. « Le perdant est déjà assez malheureux, répondit le premier. — Le gagnant est plus en mesure de payer, » me dit simplement le second. Ces réponses caractérisent assez bien la subtilité casuistique de l’Arabe et la grosse logique du Turc. En Turquie, la justice est affermée ni plus ni moins que la douane ; tout y est naturellement calculé au point de vue du produit.