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passif de ces deux influences désorganisatrices, ou de se créer des moyens d’action en dehors du cercle légal, c’est-à-dire de faire de la désorganisation pour son propre compte. Dans la circonscription druse, où la pression turque et la pression féodale se combinaient contre les chrétiens, le caïmacam ne fut que le gardien sourd et muet d’un vaste coupe-gorge. Durant les dix années qui précédèrent le massacre, plus de sept cents assassinats, presque tous en dehors des questions de vendetta et la plupart accompagnés de vol, purent être commis sur les chrétiens sans qu’il fût même question de poursuites. Dans la circonscription maronite, où, faute d’élémens pour la guerre de races, la Porte ne trouvait à susciter que la guerre de classes, elle poussait sous main le dernier caïmacam à empiéter sur les prérogatives bonnes ou mauvaises, mais enfin légalement consacrées, de l’aristocratie. Les cheiks de la famille Ghazen, forts des services qu’ils avaient rendus en 1840 à la cause anglo-turque, le prirent sur le ton de la menace avec le caïmacam : celui-ci, qui n’avait ni le choix ni le scrupule des moyens, lâcha contre ces cheiks leurs fellahs, et les fellahs, après les avoir dépossédés et expulsés, proclamèrent la propre déchéance du caïmacam pour s’organiser à leur façon sous la dictature du maréchal ferrant Tannous Chéïne, lequel, rendons-lui cette justice, commença par décréter le respect des propriétés. Il n’y avait à redire que sur le changement de propriétaires. En un mot, là où le gouvernement n’était pas brigandage, c’est le brigandage qui se constituait en toute liberté gouvernement. Voilà pour la politique proprement dite. Quant à l’administration judiciaire et fiscale, elle fonctionnait juste assez au milieu de ce chaos pour achever de pervertir le sens public des masses en les dégoûtant de tout contact avec la loi. Les fellahs restaient légalement désarmés devant le cheik, ses parens, amis ou agens. Intermédiaire indépendant entre les justiciables de sa circonscription et le tribunal institué auprès de chaque caïmacamie, le cheik pouvait, à son choix, intercepter toute plainte qui blessait son intérêt ou ses préférences, ou bien rendre illusoire, en le laissant inexécuté, le jugement qui la sanctionnait. Dans le pays maronite, cette latitude laissée à l’arbitraire de l’aristocratie vis-à-vis des fellahs avait pour correctif certain esprit de famille, certains intérêts qui rapprochaient les deux classes. Dans la caïmacamie druse, au contraire, où l’aristocratie et ses agens d’une part, la masse des administrés de l’autre, relevaient de deux races devenues ennemies, où le rôle d’arbitre échéait au pacha.de Beyrout, c’est-à-dire à l’influence qui avait précisément pour mission de surexciter par l’impunité les excès de l’une et le désespoir de l’autre, le mal était à la fois sans recours et sans bornes. Le seul parti qu’eussent à