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réduit ; on a oublié que le contour n’est que la limite d’une couleur, que pour l’œil la couleur est l’objet lui-même, car, sitôt que cet œil est sensible, il sent dans l’objet, non pas seulement une diminution d’éclat proportionnée au recul des plans, mais encore une multitude et un mélange de tons, un bleuissement général qui croît avec la distance, une infinité de reflets que les autres objets éclairés entre-croisent et superposent avec des couleurs et des intensités diverses, une vibration continue de l’air interposé, où flottent des irisations imperceptibles, où tremblotent des stries naissantes, où poudroient d’innombrables atomes, où s’ébranlent et se défont incessamment des apparences fugitives. Le dehors comme le dedans des êtres n’est que mouvement, échange, transformation, et ce frémissement compliqué est la vie. Partant de là, les Vénitiens avivent et accordent les tons infinis qui s’unissent pour composer une teinte ; ils rendent sensible la contagion mutuelle par laquelle les corps se communiquent leurs reflets ; ils accroissent la puissance par laquelle un objet reçoit, renvoie, colore, amortit, harmonise les innombrables rayons lumineux qui le frappent, comme un homme qui, tendant des cordes mollasses, rehausse leurs vertus vibrantes, pour porter jusqu’à nos oreilles des sons que nos oreilles grossières n’avaient point encore perçus. Ils développent et exaltent ainsi l’être visible des choses ; de réelles, ils les font idéales : voilà une poésie qui naît. Qu’on y ajoute celle de la forme, et ce génie par lequel ils inventent un type complet, spontané, original, intermédiaire entre celui des Florentins et celui des Flamands, exquis dans la mollesse et dans la volupté, sublime dans la force et dans l’élan, capable de fournir des géans, des athlètes, des rois, des impératrices, des portefaix, des courtisanes, les figures les plus réelles et les figures les plus idéales, de telle façon qu’il réunit les extrêmes et assemble dans le même personnage le plus délicieux attrait sensible et la majesté la plus grandiose, une grâce presque aussi séduisante que chez Corrège, mais avec une plus riche santé et une plus ferme ampleur, un ruissellement de vie presque aussi frais et presque aussi large que chez Rubens, mais avec des formes plus belles et un rhythme mieux ordonné, une énergie presque aussi colossale que chez Michel-Ange, mais sans âpreté douloureuse, ni désespoir révolté : — on jugera de la place que les Vénitiens occupent parmi les peintres, et je ne sais pas si je cède à un attrait personnel quand je les préfère à tous.


H. TAINE.