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haut, la tête la première ; le Christ et les saints nagent dans l’air ; l’atmosphère est pour lui un fluide résistant et palpable qui soutient les corps et leur permet toutes les attitudes, comme l’eau aux poissons. Quand on en vient à peindre une scène violente comme le Serpent d’airain ou le Massacre des innocens, c’est un délire. Les femmes saisissent à pleine main les épées des bourreaux, roulent précipitées du haut d’une terrasse, collent leurs petits contre leurs poitrines avec une étreinte animale, s’abattent sur eux en les couvrant de leurs corps. Cinq ou six entassés corps sur corps, femmes et enfans, blessés, mourans, vivans, font un monceau. L’espace est couvert d’un fouillis de têtes, de membres, de torses tombant, courant, heurtés, chancelans comme dans une débandade de gens ivres ; c’est la bacchanale forcenée du désespoir. — Près de là, sur un escarpement de montagne, des serpens à tête de chien fourragent dans un pêle-mêle monstrueux d’hommes amoncelés et renversés. L’un, déjà noirci, mort en hurlant, gît sur le dos, les membres enflés par le venin, les muscles disloqués par les convulsions, la poitrine saillante et tendue, la tête rejetée en arrière ; des agonisans saignent et se débattent, les uns sur le flanc, les autres debout, raidis, la tête en bas, les autres avec les cuisses retroussées et les bras tordus en arrière, tous sous des clartés livides heurtées d’ombres mortuaires, tous roulant et s’écroulant comme une avalanche humaine sur la pente du précipice. L’artiste est dans son domaine, il vagabonde grandiosement dans l’impossible. Il voit trop à la fois, quarante, soixante, quatre-vingts personnages et leurs alentours, soulevés, entremêlés, pressés, sous une tragédie de lumières et de noirceurs. Que l’on regarde sa seconde Piscine probatique dans l’église de Saint-Roch : ni ciel, ni fonds ; sauf le toit et quatre fûts de colonnes ioniennes, tout est corps et monceau de corps, dos et poitrines nus, têtes, barbes, manteaux et linges, pêle-mêle monstrueux et pullulant d’hommes et de femmes renversés, appuyés les uns contre les autres et tendant les bras vers le Christ sauveur. Une femme couchée sur le dos tourne les yeux vers lui pour lui demander aide. Un torse énorme d’agonisant se penche et s’abat sur un tas de draperies avec un effort suprême pour se rapprocher de la guérison. Çà et là on voit émerger dans la lumière de beaux visages d’épouses suppliantes, des crânes chauves de vieux soldats, des poitrines musculeuses et de grandes barbes comme celles des dieux-fleuves. Sur le devant, un serviteur colossal, sorte de portefaix et d’athlète, raidit ses cuisses et s’arc-boute sur ses reins pour emporter un amas de linge. Un autre, vieux géant, presque nu, est assis contre une colonne ; ses jambes pendent, il est résigné comme un ancien habitant d’hôpital ; sa peau rougie et flasque se ride à