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corps frémit, que ses yeux parlent, que sa bouche va s’ouvrir. Dans le fond, des architectures, des hommes penchés sur des terrasses ou grimpant aux colonnes ajoutent l’ampleur de l’espace à la richesse de la scène. On y respire, et l’air qu’on y respire est plus ardent qu’ailleurs ; c’est la flamme de la vie telle qu’elle jaillit en fulgurations dans un cerveau adulte et complet d’homme de génie ; tout tressaille ici et palpite dans la joie de la lumière et de la beauté. Il n’y a pas d’exemple d’un tel luxe et d’une telle réussite d’invention ; ce qu’il faudrait voir avec ses yeux, c’est la hardiesse et la facilité du jet, l’essor naturel du tempérament et du génie, la vivace création spontanée, le plaisir et le besoin de rendre à l’instant son idée sans préoccupation des règles, l’élan sûr et soudain de l’instinct qui aboutit tout de suite et sans effort à l’action parfaite, comme l’oiseau vole et le cheval court. Les attitudes, les types, les costumes de toute espèce avec leurs étrangetés et, leurs disparates ont afflué et se sont accordés pour une minute sublime dans cet esprit. Un dos cambré de femme, une cuirasse pailletée de lumière, un corps nu paresseux dans l’ombre transparente, une chair rosée où sous la peau ambrée le sang affleure, la pourpre intense d’un manteau tordu, l’enchevêtrement des têtes, des jambes et des bras, le miroitement des tons qui s’éclairent et se transforment par une illumination mutuelle, tout cela s’est dégorgé ensemble, comme une gerbe d’eau lancée d’un canal trop plein. Les soudaines et parfaites concentrations sont l’inspiration même, et peut-être n’y en a-t-il point au monde une plus vive et plus pleine que celle-ci.

Je crois qu’avant de l’avoir vu on n’a pas l’idée de l’imagination humaine. Je laisse de côté dix autres tableaux qui sont à l’Académie, une sainte Agnès, un Christ ressuscité, une Mort d’Abel, une Eve, solide et superbe corps sensuel aux contours rudes, à la taille épaisse, aux jambes onduleuses, avec une tête animale et sans expression, mais florissante et se laissant vivre, d’une tranquillité si joyeuse et si forte, si richement marbrée de lumières et d’ombres, qu’on y sent plus que dans Rubens lui-même toute la poésie de la nudité et de la chair. C’est aux églises et dans les monumens publics qu’il faut aller pour le connaître ; il n’y en a presque aucun où l’on ne trouve d’énormes tableaux de lui, une Assomption aux Jésuites, un Crucifiement et je ne sais combien d’autres peintures à San-Giovanni-e-Paolo, les Noces de Cana à Santa-Maria della Salute, quatre peintures colossales à Santa-Maria dell’Orto, les Quarante Martyrs, la Manne, la Résurrection, la Cène, le Martyre de saint Etienne à San-Giorgio, vingt tableaux et plafonds, un Paradis haut de vingt-trois pieds, long de soixante-dix-sept dans